Sacrée Vargas

On l’attend toujours avec impatience, cette chère Fred Vargas et ses flics hauts en couleurs, ses intrigues alambiquées, ses folklores régionaux. En piles immenses dans toutes les librairies comme si c’était l’ouvrage universel, mais ça l’est peut-être. Sur la dalle en est le titre.
Si vous êtes fan, vous serez pas déçu. Malgré des critiques mitigées, j’ai vibré tout au long de la lecture de ce polar bretonnant, pas trop au début remarquez, pendant la lente installation d’Adamsberg dans ce bled où ça tue à tout va, mais après ça dépote. Dans cette bourgade, il y a un dolmen sur la dalle duquel le flic aime à se ressourcer, à retrouver ses effilochées d’idées, de ressentis, d’intuitions dont il est sûr qu’ils vont dans le sens de la résolution des meurtres. Pas faciles, ces meurtres qui ont comme points communs d’être réalisés avec une marque précise de couteaux, portés par la main gauche d’un droitier et dont la victime présente trois ou quatre piqûres de puces récentes. Et parfois, un œuf de poule fécondé — mais pas toujours — brisé dans la main serrée de la victime. Qu’est-ce à dire ? Embryon ? Avortement ?
Pratiquement, tous les hommes d’Adamsberg sont là, dans ce petit bourg, au bons soins d’un aubergiste bienveillant, aidés par le commissaire régional. Mais aussi par quelques villageois comme Chateaubriand dont c’est le vrai nom et qui, de plus, est le portrait craché de son illustre ancêtre et auquel le maire est très attaché car il favorise un tourisme régulier. Or, les indices le désignent. Mais on ne va pas se laisser abuser.
Il y a aussi un flic hyper doué en bidouillage informatique mais dont le défaut est de s’endormir souvent car il est hypersomniaque. On retrouve aussi Danglard, resté à Paris, mais qui apporte sa contribution importante. Et puis surtout la grosse Bertha (c’est moi qui l’appelle ainsi), Violette Retancourt, l’indispensable, capable de pulvériser n’importe quel mâle malfaisant. C’est inattendu et surtout très humiliant pour les mâles par elle aplatis.
Je ne vais pas vous en dire plus, c’est du Vargas, une écriture classique parfois un peu datée mais c’est ce qu’on aime, quelques passages qui nous en apprennent long sur divers sujets, des meurtres pleins d’inventivité et une fin totalement insoupçonnable mais qui se tient.

Sur la dalle de Fred Vargas, 2023 aux éditions Flammarion. 510 pages, 22 €.

Texte © dominique cozette

Formidable shit !

Effectivement, comme le souligne la bande du livre, c’est une sorte de Breaking Bad à Besançon. J’ai vraiment kiffé Shit, de Jacky Schwartzmann parce que l’histoire est marrante et haletante et aussi parce que l’écriture en est aussi jouissive que les chroniques les plus drôles de nos plus drôles des chroniqueurs. Avec force références à ce qu’il se passe aujourd’hui. Un plaisir, que dis-je, des plaisirs à chaque page et à chaque début de chapitre vu qu’on ne s’attend jamais à ce qu’il va se passer à la suite d’un cliff hanger.
Notre héros, Thibault, mec normal plutôt effacé et sans ambition est CPE (conseiller d’éduc) dans un collège près de Besançon. Il habite depuis peu dans une cité et son porche est un four, soit l’endroit où se tiennent les dealers et où s’approvisionne tout le petit monde des alentours. Le plus terrible, c’est qu’il lui faut montrer ses papiers et patte blanche au sauvageon qui garde le spot. Un petit caillera sans foi ni loi. Et un jour, bim bim bim, règlement de compte sanglant entre bosses de la dope, kalach à gogo, et les deux frangins albanais qui œuvraient là sont abattus. Une fois l’enquête faite mais non résolue et le four déserté, Thibault se glisse dans le repaire avec une voisine. Il n’y a rien sauf que… ils découvrent une planque tellement astucieuse que même la flicaille n’a rien trouvé. Il y a là des dizaines de kilos de shit. Ça serait dommage de gâcher, se disent Thibault et Myriam, d’autant que cet argent peut servir aux nécessiteux, et dieu sait s’il y en a ! Car ce sont des âmes pures et compassionnelles, ni l’un ni l’autre n’ayant pour objectif de s’enrichir.
Ainsi, armés de louables intentions, nos deux novices vont reprendre l’affaire non sans avoir placé un vrai caillera grassement payé pour faire le job alors qu’il se sait pas du tout d’où viennent les ordres. Et la dope. Et tous les businessboys de la toxicocité de ruser pour piquer le trésor planqué qui représente un pognon de dingue.
Alors bien sûr, tout ne va pas se passer comme sur des roulettes et c’est rien de le dire. Ça foisonne d’idées et de rebondissements, on craint pour la peau de tous nos bienfaiteurs, on a mal pour eux.
Ce livre est vraiment d’une drôlerie totale, je ne m’en remets pas, je regrette de l’avoir lu car je ne pourrai plus le découvrir. Vous voyez ce que je veux dire…

Shit de Jacky Schwartzmann 2023 aux éditions du Seuil, 320 pages, 19,50 €.

Texte © dominique cozette

Le petit roi

Après avoir lu le très beau roman de Mathieu Belezi Attaquer la terre et le soleil (voir dans un récent billet) qui, après un prix du Monde, a reçu cette année le prix Inter, j’ai eu envie de découvrir le tout premier roman de cet auteur dont le Tripode a entrepris toute la réédition.
Le petit roi n’est pas un livre d’une grande gaîté. Mais d’une grande poésie mariée à une très belle écriture, fluide et concise en même temps.
Ici un jeune ado de douze ans est largué par sa mère dans la vieille ferme de son grand-père, au trou du cul du monde. La vie est sobre pour ne pas dire âpre, par exemple l’hiver où il fait tellement froid dans cette maison rustique non chauffée qu’ils dorment tous deux dans le lit d’hiver près de l’âtre. Papé est un homme simple, peu expansif mais attentif à son petit-fils. Il ne l’oblige à rien mais fait comme il peut pour que le gamin aille bien à l’école. Qu’il déteste. Il ne se fait pas d’amis, mais se choisit un souffre-douleur. Car toute la violence qu’il a accumulée durant ses premières années, quand son père frappait sa mère et que celle-ci, ne se laissant pas faire, recevait des torgnoles supplémentaires, toute cette colère, il faut qu’elle rejaillisse. C’est d’abord sur le chat puis sur les poules, et ensuite sur les petites bêtes.
Dans les interstices de cette vie pauvre et rurale s’insinuent les relents de sa vie d’avant, où il avait toujours peur que ça explose. Tellement mal à l’aise qu’il ne peut pas ne pas détester sa mère qui l’a abandonné. Il jette le peu de courrier qu’elle envoie, sans le lire, mais lorsqu’une fois elle vient sans prévenir, il se pelotonne dans ses bras comme un petit chaton chagrin. Le père ? On n’en saura rien. Mais ce livre ne se terminera forcément pas très bien, c’est le mieux que je puisse écrire.
C’est court, c’est simple, c’est joli.

Le petit roi de Mathieu Belezi. 1998 chez Phébus puis 2023 au Tripode. 116 pages, 15€.

Texte © dominique cozette

Ni loup ni chien

Ni Loup ni Chien est encore un conseil de mon vendeur Gibert et je le remercie de cette superbe initiative. Ce récit est écrit (dans la douleur) par Kent Nerburn qui avait déjà commis un ouvrage sur les Indiens. C’est pourquoi il fut appelé, par la petite-fille d’un vieil Indien, pour recueillir le témoignage de ce sage qui avait vécu la colonisation de leur territoire et de leur culture par les hommes blancs.
Lorsqu’il écrit son premier jet à l’aide d’une caisse de notes et de documents précieusement gardés par Dan le vieil indien après duquel il s’est installé, l’ami de celui-ci exprime une critique acerbe : tout cela semble écrit par un homme blanc qui veut se mettre dans la peau d’un des leurs. Aïe. Donc ça n’a rien à voir avec ce que Dan voudrait exprimer sur leur existence. Point final.
L’auteur, qui était venu sans savoir où le conduirait cette aventure, jette ses brouillons.
Quelques temps après, la jeune fille le rappelle, il doit venir d’urgence. Même s’il n’a pas que ça à faire, ses activités professionnelles plus femme et enfants avec qui partager son temps, il revient et découvre le vieil Indien devant un feu : il brûle tout ce que contenait la caisse. Et alors, il propose à Kent de rester quelques temps avec eux afin qu’il lui « parle ». Les Indiens n’ont pas le sens du temps qui passe, ni de la propriété, ni de la valeur qu’on accorde aux choses matérielles, leur philosophie c’est juste se plier à l’instinct et à la voix de la nature. Et de rester extrêmement humble.
Lui, Dan et l’ami indien vont partir en road trip avec la vieille chienne et Kent va peu à peu découvrir l’histoire (très dure) de Dan. Mais c’est un petit-enfant de Dan qui lui apprendra la chose la plus hallucinante sur le vieil Indien épris de traditions : il a jadis épousé une femme blanche dont il a eu des enfants.
Tout le récit récolté par l’auteur est éminemment passionnant sur ce qi’ils ont vécu durant la construction des Etats-Unis : spoliation des natives, endoctrinement des enfants arrachés à leurs parents, traitements horribles infligés par les conquérants etc. Et tout cela, raconté sans aménité. L’Indien est (était) un peuple d’une grande bonté et avait cru que l’homme blanc voulait partager cette douceur de vivre avec lui.
Passionnant.

Ni loup ni chien (Neither Wolf nor Dog, 1098-2002), traduit par Charles Pommel, 2003 aux éditions du Sonneur. 440 pages, 24,50 €

Texte © dominique Cozette

Bienvenue dans l’enfer des colons

Un vendeur (bomec) de chez Joseph Gibert me l’avait conseillé chaleureusement juste avant que ce livre reçoive le prix Inter. Et c’est réellement un livre étourdissant dans la forme comme dans le fond. L’originalité de la ponctuation saute aux yeux, le seul point est le point final, sinon ce sont des points d’interrogation, des virgules et des sauts à la ligne, et aucune majuscule sauf pour les noms propres. Le récit se déroule sans écueils, on a l’impression d’une narration dans un état second tellement ce qui arrive est fort, douloureux, incompréhensible (pourquoi mon Dieu vous nous infligez tout ça ?). Ce qui n’empêche pas la force impérieuse des torrents de sensations qui forment les phrases, avec poésie et ressenti de malaise.
Belezi nous parle de Français pauvres qui ont gobé les promesses d’un gouvernement de la fin du dix-neuvième siècle, à savoir qu’un pays riche et ensoleillé les attend, une belle conquête, des terres productives, des maisons en dur, tout ça pour rien, juste l’audace de quitter leur sol ingrat.
Séraphine y croit, convainc son mari, sa soeur et l’époux de celle-ci, de partir et réaliser ce rêve avec leurs enfants.
Les problèmes commencent à Marseille où aucun bateau ne les attend, on les entasse dans des non lieux, mais ce n’est rien par rapport à ce qu’ils vivent. De maisons, point, que des tentes militaires sans aucun confort, pas d’eau ni de sanitaires bien sûr, et la pluie glaciale qui tombe drue durant les longs jours ingrats de l’hiver qui n’en finit pas dans ce paysage vide et désolé. Séraphine raconte la misère, la puanteur, la vermine mais patience, le printemps changera tout ça. Lui dit-on.
Puis un chapitre sur deux, ce sera un soldat qui racontera. Ces chapitres s’intitulent tous (bains de sang) avec la parenthèse. Un carnage. Des vrais sauvages que ces soldats qui confessent qu’ils ne sont pas des anges. Ils sont là pour combattre la barbarie des Arabes (je n’ose pas inscrire tous les termes racistes accolés à ces gens), donc des barbares, mais on peut se demander qui sont réellement les barbares vu comme ils, les soldats français, y vont vaillamment pour égorger, éventrer, torturer, violer, incendier tout ce qu’ils trouvent, abreuvés de vinasse et de patriotisme mal placé. C’est cru, c’est affreux, c’est la guerre dans toute sa splendeur.
Et pendant ce temps, le choléra s’y met lui aussi, décimant les uns et les autres, bousillant les familles, tuant les enfants, les maris, qu’importe… Que c’est lourd, que c’est dur. Il ne faut pas être à la ramasse pour lire ce livre dont le titre, Attaquer la terre et le soleil, n’évoque rien de bon mais qui resplendit néanmoins d’une beauté extravagante.

Attaquer la terre et le soleil de Mathieu Belezi, 2023 aux éditions Le Tripode, 160 pages, 17 €

Texte © dominique cozette

Une invitée bien perturbante

Emma Cline est une très belle jeune femme qui écrit des histoires qui grattent fort. Ici, L’Invitée s’appelle Alex, on n’en sait pas beaucoup sur son parcours sauf qu’elle profite de l’hospitalité (et plus) de Simon, un quinquagénaire richissime maniaque qui ne supporte pas les moindres imperfections, fautes de goût et incivilités. Elle s’en accommode parfaitement, c’est la vie qu’elle a choisie, somptueuse baraque à Long Island avec invités de marque, réceptions de luxe et tout à l’avenant. Suffit à Simon de claquer (discrètement) des doigts et tout se réalise par la magie de son personnel classieux. Oh que la vie est belle, oh que tout est joli dans ce coin de paradis où rien de mal ne peut arriver, surtout la réapparition de Dom, son ex ou son coloc on ne sait pas vraiment, un type louche à qui elle doit une somme impressionnante. Car Alex vole. Son mobile est saturé des SMS de Dom mais elle a disparu du circuit new-yorkais, bien planquée, sans aucune possibilité de traçage, chez ce cher Simon.
Jusqu’à ce qu’elle commette une bourde ridicule. Lors d’une soirée, avec un riche ami de son hôte, elle se lâche bêtement. L’alcool et les drogues médicamenteuses aidant, elle se jette avec lui, tout habillés tous les deux, dans la piscine. Simon, ça ne le fait pas rire du tout. Il va demander à son staff de se débarrasser d’elle, ça veut dire lui filer un billet d’avion pour NYC.
La voilà liquidée, dépitée, avec juste un sac de quelques fringues, son téléphone noyé, et son caractère bien trempé. Elle n’ira pas à NYC, elle reste dans le coin, et se persuade que Simon l’attendra dans sept jours, pour la grande fête annuelle. Le tout, c’est de trouver où dormir, comment vivre avec quelques sous et rester présentable. Et toujours Dom, hyper menaçant, qui remonte sa trace…
Inquiétant !

L’Invitée de Emma Cline (The Guest), 2023, traduit par Jean Esch. Aux éditions de la Table Ronde. 316 pages, 23 €.

Texte © dominique cozette

La claque du dernier Lehane

Après Shutter Island et Mystic River, Dennis Lehane nous offre un éblouissant thriller, le Silence (Small Mercies, in english), roman qui se situe en 1974 dans le quartier irlandais de Boston. Les vétérans du Vietnam sont rentrés (ou morts) et le racisme bat tellement son plein qu’une loi passée dans ces quartiers peu aisés de la ville instaure une mesure explosive : des enfants noirs seront transportés dans des écoles à majorité blanche et réciproquement. « Elle ne peut pas en vouloir aux gens de couleur d’avoir envie de s’échapper de leur trou merdique, mais ça n’a pas de sens de vouloir l’échanger contre son trou merdique à elle ». Dingue.
Dans ce contexte, Marie Pat s’inquiète terriblement de l’absence de sa fille de dix-sept ans, Jules, qui n’est pas rentrée au domicile depuis deux jours. La police, oui mais elle est tenue en respect par les mafieux irlandais et il se trouve que des amis de Jules en sont proches. Il se trouve aussi qu’un jeune Noir a été projeté contre un wagon de train dans le quartier blanc, il en est mort, et il n’est pas fou de penser qu’il s’agit d’un crime racial. Il est très rare que les Blancs et les Noirs s’aventurent dans les quartiers qui ne sont pas les leurs, des violences risquent de les atteindre.
Marie Pat, dont le fils est mort d’overdose de retour du Vietnam, et qui vit seule avec sa fille, ne supporte pas la passivité des gens du quartier qui connaissent tous ces petits jeunes, ni de la police, et qu’elle va s’investir seule dans la recherche effrénée de sa fille, sans prendre de gants avec la loi, ce qui veut dire de façon violente. Elle n’a pas froid aux yeux, elle n’a plus rien à perdre, c’est une sacrée bonne femme, elle veut faire payer ceux qui sont responsables non seulement de la disparition de Jules, mais aussi de la mort de son fils, à savoir les dealers chapeautés par la mafia locale.
Comme toujours dans les livres de Lehane, les histoires sont abondamment développées, il nous fait réellement prendre part à la vie du quartier, un endroit qui pourrait être tranquille si ne sévissaient pas pauvreté, racisme, ségrégation, drogue. Donc la haine et la violence.
Haletant. Superbe.

Le Silence (Small Mercies), de Dennis Lehane, 2023, traduit par François Happe, aux Editions Gallmeister. 496 pages, 25,40 €

Texte © dominique cozette

Jouissive Nouvelle Vague

Jean Seberg, Brigitte Bardot, Belmondo et Gabin, Maurice Ronet, Jean-Pierre Léaud, Delphine Seyrig, Michel Piccoli, Romy Schneider, Sami Frey, Yves Montand, André Dussollier, Jean-Pierre Bacri… j’en passe, et là, je ne cite pas les réalisateurs présents dans Nouvelle Vague de Patrick Roegiers, dont le premier est … une réalisatrice, Agnès Varda qui, la première de cette période, s’est affranchie de tous les codes pour son premier film — elle ne les connaissait pas — La Pointe Courte avec Philippe Noiret débutant et Sylvia Montfort. Agnès mesure 1m50 (l’auteur va nous donner la taille de tout le monde, c’est drôle) et a tout fait toute seule, sauf le montage. Elle demande alors à Resnais de le lui faire moyennant … un repas par jour.
Tout le livre te file des petits bonbons de réminiscence des années diablement pétillantes du cinoche français, bonbon que tu n’a pas le temps de sucer qu’un autre, autre goût, t’arrive, mélangeant les bobines, mettant en abîme, inventant du début à la fin un dialogue entre Dussollier et Bacri visitant des appartements pour que Resnais, justement, y tourne On connaît la chanson.
On a le plaisir d’y retrouver Maurice Ronet, 1m84 alors que Belmondo n’en fait que 1m79. et de savoir où tout ce petit monde habitait et avec qui. On y apprend que Sylvie, oui, la Vartan, aurait dû tourner avec Godard à la place de Karina. On y voit tout ce petit monde bouffer avec les adresses des restos, et ce qu’ils disaient les uns des autres.
Et puis quelques apparitions d’importance, pas très Nouvelle Vague, comme Rohmer aux jambes d’échasses et Sautet, incapable d’écrire une ligne, le seul réal qui ait accepté d’adapter les Choses de la vie, parce qu’il y a un foutu accident trop casse-gueule à mettre au point. Cet accident, il est décrit en plusieurs pages et on découvre comment il a été fait, on en voit quelques petites erreurs (deux numéros différents pour la même ambulance) et les inventions sophistiquées palliant la pauvreté des outils d’effets spéciaux de l’époque.
On y entend aussi des dialogues entre Sautet et Montand, le premier tentant de convaincre le chanteur de jouer dans ses film car Montand n’appréciait pas le rôle de cocu de César et Rosalie ou de larbin dans Garçon !
On le savait, mais c’est bien raconté, qu’Eric Rohmer a pris ce pseudo pour ne pas contrevenir à la morale hyper catho de sa mère qui le croyait prof de français dans un lycée de province. Elle est morte sans avoir su ni vu un film de son fils.
Quant à Godard, 1m72, il a acheté le synopsis de A bout de souffle à Truffaut, qui y voyait plutôt Brialy, pour 10 000 anciens francs, rien, quoi, mais Godard n’avait pas plus. Il se fait naturaliser suisse à vingt ans pour échapper au service puis revient en France pour ne pas faire le service suisse. Fauché de chez fauché, il pique du fric dans les poches de ses potes et les caisses des Cahiers du Cinéma.
Bon, je ne vais pas tout vous raconter sinon je recopie le livre. Sachez que ça m’a régalée de côtoyer tous ces talents, ce beau monde et cette époque bénie d’un cinéma spontané, tellement divertissant et surtout, toujours vivant !

Nouvelle Vague de Patrick Roegiers, 2023 aux éditions Grasset. 430 pages, 24 €

Texte © dominique cozette

Un sacré champion

Je n’aurais jamais ce livre sans y avoir été poussée par l’enthousiasme du Masque et la Plume. Le Nageur écrit par l’excellent PIerre Assouline conte le destin exceptionnel d’un petit homme (au départ), Alfred Nakache, né à Constantine, pétri de modestie, de bons sentiments, d’empathie, mais aussi d’humour et de gaité. Et qui est devenu, à force de travail, d’entêtement, de rigueur, un immense champion dans de nombreuses catégories de nages. Il a participé, bien que juif (car l’antisémitisme régnait déjà en Allemagne) aux J.O de Berlin en 1936 puis à ceux de Londres en 1948.
Mais que s’est-il passé entre ces deux dates ? Une horreur. Dénoncé par son rival, qu’il est décidé à tuer vaille que vaille, il a été embarqué, ainsi que sa femme et leur fillette de deux ans à Auschwitz. Il ne les reverra jamais. Puis il sera envoyé à Buchewald et grâce à sa réputation d’athlète (qu’il n’est plus, dans son corps amaigri), il sera muté à l’infirmerie ce qui lui permettra de sauver des prisonniers. Mais avant qu’il occupe ce « poste » vaguement confortable (tout est relatif), Assouline décrit la façon dont il a été traité, comme des milliers d’autres, maltraité, torturé, humilié. Il s’en est sorti grâce à une volonté de fer. Résister à tout prix.
Lorsque la guerre est finie, lorsqu’il sait que ses deux amours ne reviendront plus, le rire l’a déserté. Tous ceux qui l’ont aimé n’ont de cesse de le soutenir, de l’entourer. Il reprendra certes la natation, il ne sera bien sûr plus champion mais s’occupera d’enfants et continuera à faire son kilomètre dans le port de Cerber, Pyrénées orientales, où il se noiera, une mort sur mesure. La boucle est bouclée.
Quand on parcourt la somme des livres, documents, et autres sources consultés pour l’écriture de cet ouvrage, on comprend pourquoi il est est si vivant, pourquoi il fourmille de tant de détails passionnants, pourquoi il est si prenant. Il est superbe.

Le Nageur de Pierre Assouline, 2023 aux éditions Gallimard, 256 pages, 20 €

Texte © dominique cozette

Amour pas mort

Reste est le dernier livre d’Adeline Dieudonné qui m’avait déjà scotchée avec La Vraie vie, roman terrible. Celui-ci ne l’est pas moins. Je dirais même plus. L’histoire est simple : l’amant (marié) d’une femme de quarante ans meurt noyé dans le lac qui borde leur chalet d’amour. Ils étaient là pour deux ou trois jours, sous la protection d’un ami qui leur filait les clés. Elle ne veut pas y croire. Elle le ramène au chalet, l’étend sur le lit et se love contre lui. Elle le caresse, tente de le réchauffer. Et ne peut pas se décider à prévenir qui que ce soit car on lui enlèvera son amour, on le mettra dans un endroit clos, froid et elle ne supporte pas cette idée. Alors elle va continuer à vivre encore avec lui.
Elle sait que sa femme, ne le voyant pas revenir, va s’inquiéter, ce qui lui fera perdre la partie. Alors elle le porte comme elle peut dans sa voiture, l’allonge sur la banquette et l’emmène elle ne sait pas où. Vers le barrage où elle fait quelques rencontres.
Et bien sûr, le corps finit par sentir, se couvrir de taches, cela ne la rebute pas. D’autres obstacles, et non des moindres, vont se mettre en travers de la route mais toujours, elle va continuer à assumer le vol du corps et à l’adorer.
Ce livre, c’est une lettre, un récit destiné à la femme de son amant, qu’elle ne connaît pas mais dit aimer, se déculpabilisant de le lui emprunter parfois car elle ne lui enlève rien.
Ainsi, on fait connaissance avec elle, son environnement, son ex-mari, leur fille, son boulot, ce qui fait d’elle ce qu’elle est : cultivée, raisonnable, solide et équilibrée. L’inverse de ce qu’elle nous montre. Une sorte de monstre. Elle en est consciente, bien sûr. Elle, ce qu’elle voudrait, c’est une belle cérémonie dans la nature, ou au bord du lac, le corps de son amour serait dans une barque en feu que l’on pousserait au large. Elle rêve, elle est folle d’amour, et bizarrement, ne ressent pas la douleur de la perte. Un drôle d’amour, une drôle de nana qu’on lit avec un certain ravissement. (Qui n’est pas sans me faire penser à ce beau film dérangeant, Lune Froide de Patrick Bouchitey et son sujet tabou de l’amour avec une morte, d’après Bukowski).

Reste d’Adeline Dieudonné, 2023 aux éditions l’Iconoclaste. 284 pages, 20 €.

Texte © dominique cozette

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