Dingue ce livre !

Guillermo Arriaga est une sacrée plume, un sacré storyteller. Il a imaginé des scénarios époustouflants pour Alejandro Inarritu comme, entre autres, 21 grammes, Babel ou Les amours chiennes. Ce roman, Sauver le feu, est du même tonneau. Une densité extraordinaire, une inventivité énorme, des situations insensées, des rebondissements incroyables, tout ceci baignant dans la violence terrifiante, explosive, du Mexique, en proie à la guerre des cartels, des combines des prisons et de la corruption politique.
Au milieu de cette pourriture, vibrionnant dans les bas-fonds du pays, une histoire d’amour insensée, totalement taboue, entre un puissant condamné craint de tous, ayant assassiné son père (un sale type) de façon cruelle, d’un charisme au-delà de l’humain et une riche bourgeoise, belle, mariée et mère, cheffe d’un ballet expérimental dont elle va présenter la dernière œuvre à la prison. Où se fera la rencontre improbable mais indéfectible.
Ce qui est passionnant ici, c’est l’alternance entre les différentes voix des narrateurs. Il y a le « je », c’est elle Marina qui raconte sa partie. Il y a les pages en italique qui sont celles du frère de l’assassin : il s’adresse à leur père assassiné, il retrace la cruauté de l’éducation, du dressage plus justement, qu’il a exercé sur eux, comprenant outre la violence physique, le bourrage de crâne car il voulait que ses enfants sachent tout : latin, philo, maths et tout ce qu’il faut connaître pour être les meilleurs. Parce qu’il était descendant des Indiens assassinés par les Espagnols, d’où besoin de vengeance… La troisième voix est celle du narrateur, neutre, informative sur les événements qui se déroulent tambour battant. Et la quatrième, sur le mode typewriter, celle de prisonniers lors des ateliers d’écriture.
Comment vivre des amours interdites et clandestines quand l’un est enfermé sous haute surveillance et l’autre libre mais coincée par ses devoirs maternels et sociaux ? Ils auront des aides, dont le couple gay ami de Marina, mais des ennemis implacables. Les têtes vont tomber autour d’eux, les gangs vont se trahir à tour de bras mais surtout de dollars, ça n’arrête pas, c’est trépidant et je dois dire que, vu le vocabulaire utilisé dans certains groupes, je tire mon chapeau à la traductrice qui a réussi à caser « ça m’en touche une sans faire bouger l’autre » parmi l’étendue de son vocabulaire déjanté. Chapeau (mexicain) les artistes ! Ce roman qui en contient plusieurs est palpitant, addictif, un des meilleurs que j’aie lu cette année. Un exploit, je dirai, tellement il nous apprend de choses, aussi. Seul petit hic : il est lourd, faut avoir des biscottos ! Bon, on en a, ça tombe bien.

Sauver le feu par Guillermo Arriaga, traduit pas Alexandra Carrasco. 2023 pour la version française aux Editions Fayard. 760 pages, 26 euros.

Texte © dominique cozette

Devenir Carver

Qui n’a pas aimé les nouvelles de Raymond Carver, ce génial écrivain américain qui a su décrire son Amérique de son point de vue, celle des petits, des sans grades, des employés, des chômeurs, des alcooliques, des précaires, des malheurs de vivre ? Il avait de la matière pour cela, mais surtout, une détermination incroyable et une foi inextinguibleen lui comme écrivain.
Rodophe Barry s’est non seulement attelé à la tâche de retrouver le chemin sinueux parcouru par l’écrivain mais il nous a livré sa vie de souffrances sous forme d’un récit extraordinairement vivant, dans Devenir Carver.
Car oui, devenir Carver n’a pas été une mince affaire. Après une enfance moyennement heureuse entre un père taiseux, dépressif et une mère acariâtre qui sera longtemps un poids, il rencontre une jeune femme qu’il met enceinte puis épouse, il deviend père à 19 ans puis à nouveau à 20. Il lui faut alors subvenir aux besoins de cette petite famille qu’il aime mais qui est source de contraintes énormes.
Comment écrire alors quand il faut trouver des petits bouleaux merdeux, bosser comme un fou, déménager sans cesse pour tenter de repartir de zéro, trouver des logements pas trop glauques (mais ils le sont toujours), comment placer ses poèmes dans des revues quand il ne reste que la nuit pour écrire ?
Ce qu’il endure durant vingt ans est tellement difficile qu’il n’y a que l’alcool qui puisse le consoler. Un poison total, une descente aux enfers qu’il essaie souvent d’éradiquer mais n’y arrive pas. Sa femme l’aime, fait tout ce qu’elle peut pour assurer le quotidien, renonçant à ses études de droit, devenant serveuse ici et là.
Il pose néanmoins quelques mini- jalons sur la route du succès grâce à la foi que lui accorde un éditeur ami. Cet éditeur qui réussit à le faire publier en taillant dans ses textes, changeant des titres, des fins, des passages. Couleuvres à avaler. Et alcool, toujours. Mais sa cote monte. Et ses enfants trinquent, en plus, drogue et alcool et compagnon violent pour sa fille.
Un jour, il rencontre une autre femme. Et il arrête de boire. Totalement. Il change de vie. Les choses s’arrangent, sauf pour sa première femme si malheureuse d’être quittée (c’est dur, vu les sacrifices qu’elle a faits pour sauver leur couple et la vocation de son mari). Ils resteront toujours en bons termes.
Dorénavant, il donnera le meilleur de lui-même, non sans continuer à passer d’un état à l’autre, de bouger et de subvenir aux besoins de tous les membres de sa famille qui lui sucent le sang depuis qu’il a accédé à la gloire. Malheureusement, avec tout ce qu’il fume, il se tue à petit feu et mourra à cinquante ans, satisfait d’avoir réussi à mener sa vie d’une bonne façon.
Histoire dure et magnifique qui m’a donné envie de relire ses nouvelles, surtout la réédition de ce qu’il avait écrit à l’origine.

Devenir Carver par Rodolphe Barry, 2014. 304 pages, 21 €

texte © dominique cozette

Un double suicide passionnant

J’ai eu peur d’avoir encore acheté un livre morbide mais non, c’est un roman passionnant plein de rebondissements. Les Amants du Lutetia, d’Emilie Frèche, se fonde sur un fait divers réel à savoir le suicide de deux époux âgés dans cet hôtel de luxe qui, après guerre, accueillit les rescapés des camps. Mais tout le reste est inventé.
La fille du couple suicidé, divorcée du père de leur fils, est atterrée lorsque la police lui apprend le suicide de ses parents, Ezra et Maud, octogénaires, dans une mise en scène digne de la vie de luxe qu’ils avaient menée (smoking, belles chaussures, robe Issey Miyake). L’effarement de leur fille ne fait que s’amplifier lorsqu’elle s’aperçoit que la personne qui va lui apprendre toutes les dispositions qu’ils ont prises est leur homme de confiance depuis toujours, un homme qu’elle n’a jamais rencontré : qu’elle ne s’inquiète pas pour l’héritage car leur superbe maison de Ramatuelle, les Bulles, ne lui coûtera rien grâce à l’ouverture d’un trust, et que leur appartement parisien a été vendu en viager. Ce qu’elle ignorait. Leur propre cérémonie d’adieu au Père Lachaise, c’est encore eux qui l’ont mise en scène, dress code blanc (seule elle et son ex mari sont en noir), musiques disco, costumes clinquants des croque-mort et vidéos, films etc…
Plus elle avance, plus elle en veut à ses parents, qui ne voulaient pas d’enfants et qui ne l’ont donc pas vraiment choyée, d’avoir ourdi leur mort depuis des mois, jusqu’à la veille du suicide où ils n’ont rien laissé transparaître. Elle ne cesse de critiquer leur égoïsme, leur vie de patachon, leur attachement à une image superficielle qu’ils voulaient toujours donner en très célèbres publicitaires qu’ils étaient devenus. Il n’y en avait que pour la galerie, les fêtes, les agapes, les potes, tout ce qui était tendance, chic et cher. Pour elle, rien. Juste une jeune fille au pair.
Pour leur défense, Maud et Ezra furent les seuls survivants de leurs deux familles. Ils se sont connus très jeunes, pris en charge ensemble, et petit à petit ont construits une relation indéfectible jusqu’à la mort : c’était leur pacte.
Peu à peu, elle va découvrir divers éléments de leur vie, en comprendre certains et, après s’être fâchée avec son fils qui adorait ses grands-parents, se faire aider pour tenter d’avaler le fait qu’ils l’aient une ultime fois abandonnée.
Notons que ce livre concoure à la réflexion sur le suicide assisté.
C’est un roman passionnant, les portraits sont complexes, les incursions dans le monde de la publicité y sont réalistes et la façon de faire renaître les années fastes, les années de liberté et de joyeuseté m’ont donné beaucoup de plaisir.

Les Amants du Lutetia d’Emilie Frèche, 2023 aux Editions Albin Michel. 380 pages, 21,90 €

Texte © dominique cozette




Acide, livre d’horreur

Comme il existe des films d’horreur, voici Acide, de Victor Dumiot, un livre d’horreur que j’ai eu autant de mal à lire que le premier Brett Easton Ellis et ses actes supplicieux. Mais il est plus court et pas de supplice à proprement dit quoi que. Camille, une jeune femme, jolie, coquette, joyeuse, attend le métro pour aller à une fête quand brusquement, elle reçoit un jet d’acide en plein visage. Une douleur insensée l’envoie au tapis, tout de suite elle sait qu’elle est fichue, que son visage disparaît, cramé par la chimie. Quand elle sort du coma, elle en veut aux médecins de l’avoir soignée car sa vie entière ne sera qu’une épreuve inhumaine, elle est perdue pour tout, elle devient rien. Sans visage, on sort de la société. Elle souffre terriblement, on ne sait pas qui l’a agressée ni pourquoi, c’est une épreuve supplémentaire. Après un nombre incalculable d’opérations, d’auto-greffes de peau, de tentatives chirurgicales qui souvent tournent court, et malgré précautions et mises en garde, la découverte de son nouveau « visage » lui fait horreur. Personne, même sa mère, ne peut affronter cette vision. Elle est monstrueuse.
Parallèlement, Julien est un jeune homme perdu, victime lui aussi de souffrances passées, qui ne sort plus de chez lui et passe son temps à visiter des sites ultra-pornos et des vidéos du darknet. Il cherche désespérément des sensations d’excitations, il est addict à sa propre souffrance et à celle des autres, il se masturbe en s’en rendre fou. Un jour, il tombe sur la vidéo de l’agression de Camille, une courte vidéo filmée du quai d’en face et se sent incapable d’affronter cette souffrance. Mais il y revient, y revient, peaufine l’image et ne peut plus se détacher de la réaction de la fille qui hurle, qui tombe et dont le visage se détruit. Julien va ne plus avoir qu’un but : retrouver Camille, pourquoi, il ne sait pas, mais c’est la seule motivation qu’il a de vivre.
Camille qui au bout de longs mois, accepte l’horrible proposition d’une greffe un visage. De toute façon, quoi que la science puisse faire, elle restera un monstre, quelqu’un qu’on ne peut pas regarder sans avoir envie de hurler, de vomir et de la plaindre.
Ce livre est très violent, vous imaginez. C’est un premier roman bien écrit, bien documenté sur le thème des grands brûlés, un roman incandescent dur à supporter, à digérer tellement le sort de Camille est dépeint de façon réaliste. Il frappe fort, il se termine d’une façon inattendue, loin d’un conte de fée.

Acide, de Victor Dumiot, 2023 aux éditions Bouquins. 280 pages, 20 €.

Texte © dominique cozette


Comment être veuve

On ne peut pas dire que ce livre de Joyce Carol Oates, Respire, soit d’une gaité folle. J’avais beaucoup aimé son roman Les Chutes, j’ai pris celui-ci chez mon libraire parmi les poches, je dois dire que le sujet, bien qu’universel, le fait de perdre son mari et de survivre sans lui, n’est pas des plus joyeux.
Gerard, le mari est invité au Nouveau-Mexique, pour une mission scientifique, avec elle bien sûr, pour plusieurs mois. Elle est enseignante. Hélas, à peine installé, il chope un virus ou autre chose que les médecins n’identifient pas assez vite et il s’enfonce peu à peu dans une agonie insurmontable.
Sa femme, qui a organisé un atelier d’écriture, est terriblement affectée par le déclin de celui qu’elle aime et qui est sensé la protéger de tout. Elle l’assiste constamment, dort avec lui à l’hôpital, l’enveloppe de ses bras pour l’empêcher de disparaître et l’enjoint de respirer.
Dans la première partie du livre, elle se remémore leurs joies, leur rencontre, leurs passions, leur vie. Parallèlement, elle en veut à beaucoup de cette situation dramatique, notamment aux petits dieux hopis qui décorent la maison, auxquels elle prête des pouvoirs sorciers. Elle lutte comme elle peut, elle en veut aussi à son mari mourant de partir, elle s’en veut à elle-même de ne pas avoir pu, ou eu le courage d’avaler des comprimés pour partir avec lui. Elle le garde contre lui et rien que pour elle, raconte aux proches et amis qu’il ne veut pas qu’on le voie ainsi, elle ne veut personne près de lui. Et il meurt.
La deuxième partie, qui est parfois longue, nous fait entrer dans son déni, sa folie, ses fantasmes insensés. Elle sait que Gerard est là, pas mort, qu’il la regarde. Elle confond des hommes avec lui, elle n’arrive à rien. Elle ne peut plus s’occuper des affaires courantes, même de la cérémonie, il n’y en aura pas, elle récupèrera juste l’urne et les restes de son amour. Elle ne sait que faire avec ça car ce n’est pas lui. Elle ne veut ni quitter cette maison prêtée avec son trop plein de vent brûlant, de soleil assassin, ni retourner chez eux dans le Massachusetts, elle ne pourra pas affronter cette demeure sans lui. Elle envisage différente forme de suicide car elle en est sûre, Gerard l’appelle et elle veut le rejoindre.
La seconde partie est redondante, la narratrice radote quelque peu mais c’est un effet du veuvage qu’elle tente de repousser, deux chapitres sont particulièrement fournis quand elle visite les endroits que Gerard avait décidé de voir… on n’est pas obligé de les lire en entier.
Très riche récit sur la douleur de la perte, ce livre lui a été inspiré par sa vie personnelle et la perte de son second époux — elle avait déjà écrit sur celle du premier — mais il est assez dur, un peu long bien que le temps soit la mesure du chagrin de cette femme.

Respire par Joyce Carol Oates, 2021, traduit par Claude Seban. 400 pages aux éditions Points.

Texte © dominique cozette

Pas fou l’amour mais mieux

L’amour de François Bégaudeau m’a régalée. Pas dès le début, un peu plus tard. Ça raconte tout une vie conjugale entre deux êtres pas exceptionnels, qui ne font rien de faramineux mais vivent comme tout le monde, de petites choses très quotidiennes mais que le talent de l’auteur met en relief. « Du coup », moi qui suis visuelle, je vois toutes les saynètes qu’ils déroulent comme des cases de BD, ligne claire, sans chichi mais expressives comme du Margerin, dans Ricky Banlieue ou Lucien par exemple, avec tous les petits objets et marqueurs d’époque. Et il se trouve que ce couple est de ma génération, celle de l’après guerre qui a inventé le yéyé, les robes longues à fleurs, les posters de Johnny et les slows de l’été.
Alors évidemment, la façon de décrire très simplement toutes les époques que Jeanne et Jacques traversent, ça me rappelle des tas de choses à moi aussi, ça m’émeut. Et je trouve que c’est un vrai tour de force que de raconter une histoire aussi banale de façon aussi bien illustrée.
Ça peut rappeler beaucoup de sketches sur les Français moyens qui faisaient rire les petits bourgeois mais c’est plus fin, sans cynisme, sincère et c’est ça qui est touchant.
C’est très court, c’est vite lu mais on en redemande. J’aimerais bien que Bégaudeau écrive la même chose sur un autre couple très différent. Ben oui, je suis fan.

L’amour de François Bégaudeau, 2023 aux éditions Verticales. 94 pages, 14,50 €

Texte © dominique cozette

L’euphorie de Sylvia Plath

L’Euphorie est écrit par une autrice suédoise, Elin Cullhed, couronnée par le prestigieux prix August pour cet ouvrage, qui imagine la dernière année de Sylvia Plath avec avertissement en début d’ouvrage qui nous prévient bien qu’il s’agit d’une fiction bien que tous les personnages soient réels. Sylvia Plath est considérée comme une des plus grandes poétesses américaines.
Elle est mariée à un homme qu’elle adore, Ted Hugues, poète lui-même, anglais, et elle quitte son Amérique chérie pour vivre la Grande Passion consacrée par la naissance d’une fillette adorable puis la conception de leur petit garçon.
Tous deux décident de quitter Londres pour s’épanouir dans le Devon, un trou perdu et rustique mais si romantique, les fruits et légumes du jardin, le feu, la nature. Elle se consacre avec opiniâtreté au bonheur de sa famille, laissant Ted lui piquer sa place d’écriture dans le grenier et même sa place de notoriété puisqu’il en profite pour écrire des textes qu’il va lire à la BBC, prétexte pour lui de se dégager de la passion étouffante et exagérée de sa femme. Elle n’écrit plus, se force à inviter des voisins ploucs puis un jour, des gens plus illustres venus de Londres. Elle a commis l’erreur d’introduire le loup dans la bergerie, le loup étant une jeune femme snob et sophistiquée devant laquelle va baver Ted. Et plus que baver.
Peu à peu, le bonheur qu’elle voulait parfait se dégrade, les tâches ménagères lui paraissent écrasantes, elle en veut au monde entier d’en être là, à son père mort quand elle avait huit ans, à sa mère qui ne l’a jamais aimée et surtout à Ted.
Raconté comme ça, c’est banal, mais n’en croyez rien. L’écriture d’Elin mêlée au talent de la traductrice en fait un livre à déguster avec force gourmandise même si parfois le gâteau est trop crémeux, mais tout ce qu’elle nous raconte nous laisse entrevoir les affres de la condition féminine lorsqu’elle se soumet à un amour qu’elle croit immarcescible. Elle y met aussi pas mal de suspense, ce qui est étonnant vu la platitude de la réalité vécue par Sylvia. L’important ici n’étant pas ca qu’elle vie, mais les pensées qui l’assaillent, le rôle excessif qu’elle attribut à l’amour et qui lui fait exiger l’impossible de son mari. C’est une sacrée chieuse en fait, le contraire de cool.
Moi, ça m’a passionnée.
Une citation rigolote : Il était neutre comme un jambon de comptoir.
(J’apprends en off que Sylvia Plath s’est suicidée au bout de cette histoire, à 31 nas, malgré l’amour démesuré qu’elle portait à ses deux petits dont elle fait deux très jeunes orphelins.)

L’Euphorie par Elin Cullhed, 2021, traduit du suédois par Anna Gibson. Chez 10/18.

Texte © dominique cozette

Ecrire c’est mourir un peu

Franck Courtès nous livre un document super intéressant avec A pied d’œuvre, son dernier ouvrage où il raconte ce qu’est devenue sa vie depuis qu’il a décidé de se consacrer à l’écriture. Avant ça, il était un photographe connu et reconnu qui allait partout dans le monde tirer le portrait des people de toutes sortes. C’était un boulot lucratif, mieux que ça, une vraie passion. Et comme souvent la passion, ça s’éteint. les rencontres superficielles lui ont paru tellement vaines ! Lorsqu’il a compris que l’écriture était une vocation à nulle autre pareille, il a tout lâché. Il a même refusé de faire du clic-clac alimentaire. C’eût été facile pourtant. Mais non. Il a préféré trouver des « petits boulots » comme on dit légèrement quand on ne s’y est jamais frotté. Surtout à cinquante balais.
D’abord, il s’est rendu compte qu’il ne savait pas faire grand chose, qu’il était piètre bricoleur et que surtout, personne ne voulait confier de travail à ce mec plus très jeune alors que des précaires étrangers étaient prêts à accepter n’importe quoi à n’importe quel bas prix. Des exploités. Je sais, ça ne se dit plus plus, on dit des auto-entrepreneurs, des mecs qui n’ont aucun recours en cas d’accident, qui ne cotisent rien, qui sont sous-payés et ne sont pas couverts par les conventions et autres codes du travail. Et ne peuvent même pas se grouper car ils sont indépendants, ayant pour seul chef la plateforme malveillante, ogresse avide de fric sans aucune pitié.
Et pourtant, il s’y est mis, il a bousillé son dos, ses doigts, ses genoux, ses relations sociales, ses rêves, ses maigres économies et ses illusions. Il s’est fait payer des misères pour descendre des gravats, monter des frigos, tondre sans tondeuse, bien des choses qu’il a acceptées sans savoir à quoi il s’engageait, le principal étant de coûter moins cher que les jeunes précaires.
Il a perdu aussi l’estime de ses deux enfants partis vivre avec leur mère au Canada, abandonnés donc par ce foutu père incapable de leur payer quoi que soit.
Le plus intéressant dans cette affaire, c’est sa belle écriture qui nous décrit l’enfer de cette nouvelle société qui écrase les petits pour le confort des plus aisés. Les galères. L’infernale chasse au trésor (quel trésor) pour quelques sous qui ne paient que de la merde à manger. Et surtout la peur d’être privé de l’immonde travail qui fait tant de mal. Et l’empêche même parfois d’écrire tellement il est épuisé, rincé, vidé, tellement il pèle de froid, tellement il a faim.
Quelques extraits :
« Achever un texte ne veut pas dire être publié, être publié ne veut pas dire être lu, être lu ne veut pas dire être aimé, être aimé ne veut pas dire avoir du succès, avoir du succès n’augure aucune fortune.« .
« La Plateforme est la réalisation fourbe et géniale d’une logique industrielle : utiliser une masse ouvrière réduite au silence, dont on n’exploite plus le produit du travail mais le droit de travailler lui-même. [•••] J’attends avec les autre ces missions au rabais comme on attend à l’arrière d’un restaurant la sortie des poubelles. [•••] Je passe d’un cocktail dans un hôtel particulier au Lidl de mon quartier, du jacuzzi surchauffé d’un ami à la glaçante température de mon studio, sans qu’à aucun moment on juge déplacée ma présence dans un luxe que je ne pourrais m’offrir. Entre mon métier d’écrivain et celui de manœuvre, je ne suis socialement plus rien de précis« .
Et avant-dernière page, et alors que son nom est inscrit dans la liste d’un des prix Goncourt de printemps « Je vous contacte de la part d’une amie qui m’a dit beaucoup de bien de votre travail. Pourriez-vous venir au 23, rue Jouffroy-d’Abbans ? Chasse d’eau cassée. Et deux ou trois bricoles, une tringle décrochée ». « Je peux être là dans trente minutes; est-ce que vingt-cinq euros vous conviennent ?« 
La dernière page est une sorte de CV de ce qu’il peut faire. Croquignolet. Espérons que le succès de ce livre, qui n’est pas le premier, lui permettra de travailler dans plus de confort. Et d’épater ses enfants.

A pied d’œuvre de Franck Courtès, 2023 aux Editions Gallimard. 190 pages, 18,50 €

Texte © dominique cozette

Son mari

Mon mari de Maud Ventura est un très grand succès, j’ai attendu qu’il soit en poche pour l’acquérir. Au début, j’ai trouvé ça un peu moyen, cette femme toujours tellement amoureuse de son mari au point de se pourrir la tête avec des questions sur son amour à lui… Ils ont deux enfants mais elle, ça ne l’intéresse pas, ce qu’elle veut, c’est qu’ils aillent ait fissa pour que la soirée en tête à tête avec son mari puisse commencer. Pourtant, ils mènent une vie exemplaire, tout le monde envie leur couple, ils ont réussi, elle est traductrice et lui a une très bonne situation. Une belle maison, des amis sympas et ils sont tous les deux très beaux. Cela suffirait à son bonheur si elle n’était pas aussi opiniâtre à décoder TOUS les gestes, mots, actes de son mari. Le pire est arrivé lorsqu’il a comparé, lors d’un jeu chez des amis, sa femme à une mandarine, ce petit fruit ordinaire et sans panache. Depuis, elle rumine, elle en pleure. Elle pense qu’elle ne représente plus rien pour lui alors qu’il est tout pour elle. Elle tente de lui prendre la main, elle lui reproche intérieurement de ne plus lui rouler des pelles, l’appeler trois fois par jour pour lui dire qu’il l’aime. Etc. Alors parfois elle prend un amant d’un jour pour se détendre et elle sait que son mari, le soir-même, lui fera l’amour avec frénésie.
Au fur et à mesure de la lecture, on se dit que cette femme est vraiment pénible, chiante voire totalement malade. Maniaque et dépressive car elle pleure très souvent. Et on sent que ça va mal se terminer.
Mais la fin est très inattendue. Et assez rigolote.

Mon mari de Maud Ventura, 2021, 268 pages.

Texte © dominique cozette

La tondue

Le livre Vous ne connaissez rien de moi de Julie Héraclés est, comme la plupart aujourd’hui, ceint d’un bandeau sur lequel apparaît une célèbre photo réalisée à la libération par Robert Capa, montrant une femme au crâne rasée, portant son bébé, injuriée et maltraitée par la foule parce qu’elle a couché avec un « boche ». L’autrice s’est inspirée de cette image pour imaginer une histoire, celle d’une adolescente vivant à Chartres entre une mère alcoolique, un père transparent, une sœur protectrice et des voisins malveillants. Elle a déjà perdu sa meilleure amie qui a fui sans laisser de traces peu avant la guerre car elle était juive, alors elle ne veut pas moisir dans cette petite ville sans ambition.
C’est un peu pour ça qu’elle admire le Reich, tout est droit, organisé, fier et fort. Elle va s’arranger pour se faufiler après de l’admibistration allemande qui occupe la ville pour travailler avec eux. Son point fort : intelligente et bosseuse, elle a eu son bac avec mention très bien mais surtout, elle parle un allemand impeccable car elle aime la langue de Goethe. Tout cela, au grand dam de sa famille qui voit ce projet comme une trahison.
Quelques temps avant l’occupation, elle a eu une histoire avec le fils de sa prof d’allemand, un très beau garçon qui rêve d’aller au front pour défendre son pays et casser du boche. Il l’a prise, sans aucun égard, pour ce qu’elle n’est pas, une fille facile, elle qui croyait à l’amour et ne connaissait pas la brutalité des viols. Enceinte, avortement secret, rejet du garçon. Ne veut plus croire aux sentiments.
Elle finit par trouver sa place comme traductrice et dans cet environnement adulte auquel elle n’était pas préparée, ses yeux se dessillent sur la façon qu’ont certaines de se hisser au sommet. Elle ne veut surtout pas faire pareil et ça va lui causer quelques problèmes.
Puis coup de foudre avec un bel officier allemand, anti-guerre, extrêmement droit et correct, qui voudra l’épouser. En temps de guerre, tout ça est très compliqué, tabou, voire interdit. Ce sera son histoire…
Oui, ce premier roman a eu les honneurs de beaucoup de critiques, c’est vrai qu’il est intéressant mais j’ai été très gênée par le fait que la fille, la narratrice, s’exprime dans un langage non seulement crapoteux, mais aussi avec des expressions d’aujourd’hui (« ça m’a foutu les poils », et bien d’autres). Quel intérêt ? D’accord, elle vient d’une famille de « prolos » mais elle a travaillé pour avoir son bac, elle adore la beauté de la langue allemande, son amoureux adore la langue française, je ne vois pas d’explication. Une écriture classique aurait rendu ce roman plus authentique et tellement plus élégant. Dommage.

Vous ne connaissez rien de moi de Julie Héraclés, 2023 aux éditions JCLattès. 384 pages, 20,90 €

Texte © dominique cozette

Social media & sharing icons powered by UltimatelySocial
Twitter