Les voix de Maylis

Maylis de Kerangal que j’aime énormément sort ici un nouvel opus intitulé Canoës composé d’une très longue nouvelle centrale, Mustang, et de sept autres récits plus ou moins courts sur le thème de la voix qu’on ne retrouve cependant pas toujours ou très subtilement.
« En mars 2020, précise l’autrice à la fin de son recueil, alors que je commençais à écrire sur la voix humaine, des bouches ont brusquement disparu sous les masques, et les voix se sont trouvées filtrées, parasitées, voilées ; leurs vibrations se sont modifiées et un ensemble de récits a pris forme. »
Personnellement, je préfère les romans, j’aime m’installer dans une histoire qui dure, m’acclimater aux ambiance, faire peu à peu connaissance avec les personnages que Maylis est si douée à créer. N’empêche que ce livre est très plaisant par la magie de l’écriture de l’autrice, sa façon de nous balancer dans un lieu, ici aux Etats-Unis, dans le Colorado pour la novela. Elle part rejoindre son mari Sam installé là avec leur gamin Kid, tous deux parfaitement acclimatés à l’american way of life alors qu’elle va mettre plus de temps à s’y faire, un peu trouillarde pour se déplacer car elle n’a pas le permis. Elle va le passer avec une drôle de nana qui profite de son boulot de monitrice pour charrier des gros sacs de linge qu’elle doit repasser le soir chez elle et rapporter ensuite à qui de droit. C’est pendant une de ces haltes que l’héroïne trouve un gun dans la boîte à gant de la voiture et ne sait plus comment le remettre en place…
D’autres nouvelles racontent une grosse fiesta pour cause de réussite au bac avec la permission de crier de la part des parents. Un veuf qui durant cinq ans n’a jamais réussi à effacer la voix de sa femme sur le répondeur, ce qui met tout le monde mal à l’aise, et l’idée de sa fille pour l’exhorter à le faire. Un enregistrement de voix très diverses dans le studio de deux sœurs maniaques des tessitures qui castent à tour de bras toutes les voix qu’elles peuvent. Les retrouvailles de deux copines dont l’une, qui bosse maintenant à la radio, a perdu « sa voix de chiotte » pour une autre voix plus consensuelle…
Tout ça est bien agréable à lire même si je ne suis pas convaincue à cent pour cent du format des récits.

Canoés par Maylis de Kerangal, 2021 aux éditions Verticales. 170 pages, 16,50 €

Texte © dominique cozette

Mon mari

Je ne vais pas vous parler du mien, de mari,  mais de celui que Maud Ventura décrit dans ce livre au titre éponyme. Jadis, j’avais commis « ma femme », fièrement publié chez Grasset, où je débinais, en tant que mari, les exigences d’icelle qui voulait un chien, puis un bébé, puis travailler etc.
Ici, ce n’est pas du tout ça : cette narratrice de femme est tellement amoureuse de son mari qu’elle est tétanisée par le fait qu’il ne semble l’aimer autant qu’elle. Si elle lui prend la main en regardant la télé, il la lui retire cinq minutes plus tard. Quand il rentre du boulot, il ne l’embrasse pas à pleine bouche. Il ne lui offre aucun cadeau matériel (qu’elle pourrait garder) mais des séjours à Venise, des voyages etc. Quand ils ont fait l’amour, il lui tourne le dos et s’endort aussitôt. Bref, elle a un mari parfait qui gagne très bien sa vie, qui l’a épousée malgré son niveau social modeste, qui s’occupe parfaitement des enfants et des fêtes d’anniversaires de ceux-ci, qui leur fait des gâteaux, qui est fidèle même s’il dévore d’autres femmes des yeux, qui est beau. Ils ont une très belle maison et des amis formidables mais… elle n’est pas si heureuse qu’on le croit.
D’ailleurs, à chaque fois que son mari commet une faute, elle le note dans son carnet et lui attribue une peine, genre elle lui cache son portefeuille ou ses clés de voiture, ne l’embrasse pas pendant trois jours etc… Le meilleur de l’histoire, c’est qu’elle le trompe. Non qu’elle ait particulièrement envie d’un autre homme, quoique ça change, mais à chaque fois, son mari lui fait l’amour comme s’il flairait un danger.
Bon. J’entends partout dire que c’est roman hilarant. Non, pas vraiment. Il est même parfois répétitif et nous ramène dans les années cinquante aux USA où les femmes devaient être  parfaites, soignées, avec la bonne couleur de cheveux, la robe qu’il faut, le maquillage adéquat. Au second degré, c’est assez drôle surtout que… l’épilogue est totalement inattendu : c’est la vraie trouvaille du livre. C’est un premier roman, tout est pardonnable !

Mon mari de Maud Ventura, 2021 aux éditions de l’Iconoclaste. 360 pages, 19 €

Texte © dominique cozette

 

La fille qu'on appelle…

… drôle de titre, me disais-je. La fille qu’on appelle. Mais quoi ? Ça veut dire quoi ? Hé bien, c’est la traduction littérale de call girl. C’est le dernier opus de l’excellent Tanguy Viel dont javais adoré deux livres, La Disparition de Jim Sullivan et Article 353 du code pénal. Ici, il s’agit de Laura, très jolie fille qui avait été débauchée à la sortie du lycée à seize pour faire mannequin. Et un peu plus. Elle a posé pour de la lingerie sur tous les abribus de toutes les villes de France, dont la sienne, bretonne, où elle revient. Elle a vingt ans, pas de travail.
Son père Max le Corre, fut un boxeur gagnant, on dit qu’à son âge, il va remonter sur le ring et massacrer son jeune adversaire. On dit ça. Lui est présentement chauffeur de Quentin le Bars, monsieur le maire. Alors, il va lui demander de donner un coup de pouce à sa fille. Ça tombe bien, l’ami du maire n’est autre que le directeur du casino, grâce au maire d’ailleurs. Alors cet homme, toujours en costard blanc, va héberger Laura et se trouve dans l’obligation de lui fournir un travail. Quel travail ? Hé bien pousser les clients à boire du champagne.
Alors Laura s’installe dans sa studette avec les autres filles. Le maire, conduit par le chauffeur Max, le propre père qui ne sait rien de ça, vient aux nouvelles. Et ce n’est pas que par pure gentillesse. La fille est belle, elle a posé à moitié nue, et lui, c’est un homme, il a des désirs, des besoins comme tous les hommes. Lorsqu’il pose sa main sur sa cuisse, elle sait que c’est cuit. Cependant, elle ne dit rien.
Pourquoi n’avez-vous pas porté plainte contre lui demande le flic qui prend sa déposition. Elle lui répond que c’est contre elle-même qu’elle aurait dû porter plainte. Car le récit qu’on nous fait a lieu au commissariat de la ville, et on ne sait pas de quoi il est question, au début. On s’avance précautionneusement dans l’affaire qui se poursuit, le maire qui devient ministre des affaires maritimes et Laure qui croit que l’emprise n’est pas pour autant levée, qu’elle doit rester à sa disposition. C’est même elle qui s’y doit mettre à sa disposition.
Evidemment, tout ça va nous faire penser au consentement et à toutes les affaires qui y sont rattachées. Y a-t-il eu vraiment viol ? Elle-même est-elle si blanche que ça ? N’a t-elle pas cherché une aventure, après tout ? Les flics tâchent d’éclaircir au mieux les faits mais rien n’est assez précis, et d’ailleurs, de quoi accuse t-elle réellement cet homme puissant, passé au gouvernement, apprécié de ses anciens administrés…
Comme d’habitude chez cet écrivain, ce livre renvoie à une cause qu’il aime défendre, à savoir l’injustice sociale, la lutte désespérée des petits contre les dérives de la toute-puissance.
Ce n’est donc pas vraiment une histoire nouvelle. Le nouveau, c’est la façon que Tanguy Viel nous la raconte, dans un style très sophistiqué, il brode les mots, il tricote les phrases, il sollicite notre curiosité en enjolivant la façon d’exprimer, il attise notre consentement à caresser notre intelligence dans le sens du poil, à titiller notre amour de la chose stylée, bref, il nous distribue du plaisir à chaque sentence sans jamais sacrifier à la facilité. Cette façon de nous traiter en amoureux de la langue, c’est tellement appréciable et tellement jouissif !

La fille qu’on appelle de Tanguy Viel. 2021 aux Editions de Minuit. 174 pages, 16 €.

Texte © dominique cozette

 

La cigale du huitième jour

La cigale du huitième jour de Mitsuyo Kakuta, une autrice japonaise, démarre sur les chapeaux de roues avec le rapt d’un bébé de six mois par une jeune femme qui considère comme légitime que l’enfant lui revienne. Lui revienne ? On apprendra plus tard pourquoi. Toujours est-il que cet acte non prémédité, sans préparation, fait d’elle une fugitive qui va devoir se démener pour trouver des abris, toujours sommaires, pour prendre soin du bébé qu’elle tente de rendre heureux, et qui fera des rencontres forcément hasardeuses et pas forcément heureuses, mais l’essentiel est qu’elle puisse rester avec l’enfant. Elle se réfugiera un peu n’importe où, principalement dans une secte de femmes où on la dépersonnalise, où les nouvelles de l’extérieur sont prohibées, où elle ne sait si on évoque l’enlèvement ou non, si elle est recherchée, si l’affaire a fait grand bruit.
Puis, toujours obligée de se cacher, elle tentera une nouvelle vie dans une petite île joyeuse et colorée, pleine d’oiseaux et de fleurs, pour le plus grand bonheur de la petite qui frôle maintenant les quatre ans. L’harmonie entre la mère de substitution et l’enfant est installée, la mère a trouvé une sorte de famille dans le petit village où elle peut enfin souffler, où rien ne peut défaire le lien qu’elle a construit dans cette existence tranquille, routinière et chaleureuse. Ce bonheur peut-il durer ? On se doute bien que non…
Vingt ans plus tard, c’est la fillette devenue femme, qui s’exprime. Elle ne veut tout d’abord jamais se souvenir du passé fait de fuite subites et de déracinements perpétuels mais, encouragée par une jeune femme qui l’a connue et a joué avec elle quand elle était toute petite, elle casse l’armure qui l’empêchait de progresser dans sa vie sans racines, ni références à de quelconques sentiments, ayant vécu par la suite dans une famille dysfonctionnelle, pratiquement sans tendresse.
Je ne voudrais pas dévoiler ce qui est arrivé, toutefois, le grand intérêt de ce roman est la confrontation entre ce qui a été vécu, le souvenir qu’on en a gardé ou pas, le rôle de la mémoire sélective dans la formation de l’être,  l’importance de l’amour maternel tellement essentiel dans la construction harmonieuse du psyché, et le poids du regard social qui fera de vous une victime ou une mauvaise personne.
Dans ce livre, les faits sont décortiqués au plus près de la réalité, les questions que se pose la fausse mère, souvent sans réponses, nous renvoient aux inquiétudes primaires de la condition humaine, aux forces de l’instinct de survie, aux réactions animales quand il faut sauver son petit. Le drame que vit cette jeune femme remplie d’amour est poignant et bien que son acte est absolument immoral, on est amené à prendre fait et cause pour elle en dépit de tout bon sens. Malgré ce court billet (pas très bien rédigé eu égard à la force du livre), c’est un long roman plein de rebondissements, un road-trip parfois époustouflant et qui nous prend au dépourvu avec, en deuxième partie, une séquence explicative suivi du cheminement psychologique de la jeune héroïne. Une très belle histoire.

La cigale du huitième jour de Mitsuyo Kakuta, 2015. Aux éditions Actes Sud, traduit par Isabelle Sakaï. 352 pages, 22,80 €.

Texte © dominique cozette

Les guerres intérieures de Valérie Tong Cuong

Le titre, comme l’image sur la jaquette du poche qui ne correspond à aucun personnage, ne dit pas grand  chose sur le sujet du livre Les Guerres Intérieures de Valérie Tong Cuong sauf qu’il se passe quelque chose d’affreux dans la tête de quelqu’un. Dans celle du héros, acteur d’une petite cinquantaine, vaguement à la ramasse mais invité un beau jour à se rendre d’urgence au rendez-vous d’un immense réalisateur. L’espoir insensé d’une consécration tant attendue.
Passant par chez lui  pour se changer, il prête une attention toute relative au boucan du dessus, une bagarre, des coups, un cri. Il banalise pour ne pas avoir à s’en mêler et rater son rendez-vous. Mais plus tard, il apprendra par la police qui l’interroge en tant que voisin que le jeune étudiant du dessus a été sauvagement agressé et transféré à l’hôpital en urgence, dans le coma.
Les guerres intérieures vont alors commencer dans sa tête, aurait-il dû ou pu intervenir, cela aurait-il changé quelque chose ? S’est-il comporté comme un lâche ?
Et elles vont devenir insupportables lorsque la femme qu’il rencontre, un an plus tard et dont il tombe amoureux, s’avère être la mère du jeune homme. Elle lui raconte alors le calvaire de son fils, un syndrome post-traumatique très lourd puisqu’il ne se souvient de rien, ne sait pas pourquoi il a été violenté, ni  par qui, ni pourquoi cette personne ne recommencerait pas. Sa vie est détruite.
C’est un cas de conscience qui va se jouer pour cet homme qui n’a jamais avoué son rôle de témoin, surtout pas  à la police, mais dont un élément inattendu va le mettre au pied du mur. Il va devoir faire un choix douloureux : tout révéler et perdre l’amour de la femme et l’amitié du garçon ou rester muet à jamais avec un immense sentiment de culpabilité qui le détruira à petit feu. Remords, regrets, lâcheté, courage sont les véritables héros de ce texte très fort.
Oui, c’est un mélodrame mais mené avec l’habileté que l’on aime chez Valérie Tong Cuong qui sait dérouler ses romans en ménageant un suspens incroyable.

Les Guerres Intérieures de Valérie Tong Cuong. 2019. Editions du Livre de Poche. 236 pages, 7,40 €.

Texte © dominique cozette

La mélancolie de celui qui vise juste

La mélancolie de celui qui vise juste est un roman très original de Lewis Nordan, né en 1939 dans le Mississipi et mort en 2012 dans l’Ohio. Il est édité par Monsieur Toussaint l’Ouverture, une maison d’édition qui soigne ses publications comme nul autre éditeur, avec des couvertures magnifiques et des commentaires originaux. Celle-ci est toilée. Je reçois ses newsletters et ça m’a donné envie de ce livre. Et comme ça se passe dans les bayous, j’ai aussi pensé à l’ambiance du film de Tavernier Dans la brume électrique, inspiré du roman Dans la brume électrique avec les morts confédérés, super bouquin de James Lee Burke. C’est juste pour l’ambiance.
Dans La mélancolie de celui qui vise juste, le héros principal se nomme Hydro, comme hydrocéphale car le pauvre, il a une grosse tête mal faite. Mais c’est un bon petit, chéri par son père, pêcheur dans le bayou, qui lui prépare chaque jour des tartes aux pêches qu’il dégustera dans la boutique-pompe à essence qu’il garde, c’est son job, en compagnie d’un petit gars à qui il refile des piles de BD qu’il lit dans l’arrière boutique.
Un jour, deux punks gothiques braquent la boutique. Mal leur en prend car ils vont se retrouver avec une balle dans la tête. Est-ce Morgan, l’as de la gâchette qui a joué à Guillaume Tell l’heure d’avant ? Le petit a tout vu, il a même vu pire. Mais le dira t-il ? Dans ce bled qui s’appelle Attrape-Flèche, au sein d’une végétation luxuriante dans laquelle s’ébattent un tas de bêtes exotiques —  il y a même des dauphins qui dansent dans le bayou —  défilent des personnages tous plus pittoresques les uns que les autres : le docteur obèse, père du gamin qui ne lui parle jamais, sa jolie femme complètement alcoolique qui s’envoie en l’air avec Morgan, le thanatopracteur alias le Prince des Ténèbres fondu de théâtre, le shériff qui ne ferme jamais la porte de sa prison. Ou les deux gosses du médecin qui partent sous un déluge en pleine nuit sauver des canaris sauvages de la noyade (très joli passage).
C’est une sorte de blues aux accents poétiques que nous déroule l’auteur avec ses portraits fins, inattendus et drôlatiques. Hydro, au cœur du récit, nous touche infiniment, toujours à la recherche de sa mère perdue, jamais une mauvaise pensée mais parfois des gestes désespérés.
Un roman original, attachant, qui nous emmène dans un petit paradis moite, pas forcément rose, où la sueur coule souvent, et les larmes parfois.

La mélancolie de celui qui vise juste de Lewis Nordan 1995 sous le titre The Sharpshooter blues. Edité en 2021 chez Monsieur Toussaint l’Ouverture, traduit par Marie-Odile Fortier Masek. 288 pages, 19 €.

Texte © dominique cozette

J'adore Tronchet !

Evidemment, ça peut prêter à confusion, de clamer qu’on adore Tronchet. Et pourtant ! Tronchet, c’est un auteur de BD connu et reconnu de tous, il a inventé Raymond Calbut et Jean-Claude Tergal, par exemple. Et raconté de très nombreuses histoires, drôles ou exaltantes.
Celle-ci, Le Chanteur Perdu, est pratiquement une histoire vrai. Enfin ce qui concerne le chanteur. Celui qui le recherche a certes pris les traits de Didier Tronchet, la grande bouche, mais a vécu autrement. Etudiant contestataire fauché dans les 70’s, il est devenu bibliothécaire de quartier, triant, classant, nommant des centaines de livres, CD ou K7, boulot sans grand intérêt mais qui convient à un mec sans ambition. Le soir, il joue avec son chat et écoute les chansons françaises de l’époque, pure ringardise en regard de ce qui est « in », c’est à dire les anglo-saxons. El voilà qu’il entend chez son voisin de palier une chanson en français qui lui accroche l’âme. Rémy Bé, un métis euro-indochinois aux paroles superbes.
La cassette que lui a faite le voisin, il l’a écoutée des années, des années. Toutes les chansons lui sont restées en tête durant trois décennies et c’est lors d’un burn-out — très bizarre quand on bosse en médiathèque — qu’il a décidé de retrouver cet artiste qui l’avait sauvé si souvent quand il avait le spleen.
Mais Rémy Bé se cache, il n’existe pas sur le web ni nulle part. Il s’est effacé. Est-il vivant, est-il mort ? Peu importe, il doit retrouver sa trace et ça commence à Morlaix, au pied de l’aqueduc célèbre, décor de l’unique album de Rémy. De chance en intuition, l’homme va decrypter des indices, principalement dans les paroles autobiographiques de ses chansons… Cela va l’amener dans de nombreux endroits et pour finir, dans une île paumée, mais chut… il faut laisser le charme agir. Cette quête est tellement étonnante ! Et le résultat tellement peu conforme à la recherche ! C’est formidable !  Et puis les dessins de Tronchet sont merveilleux, il a le don pour créer des ambiances prégnantes, vivantes, quasi cinématographiques.
Alors oui, le chanteur a existé. A la fin, un texte de Tronchet avec photos nous raconte son histoire. Et nous propose même de lire le roman qu’il en a tiré, qu’il nous offre sur son site. Ainsi que d’autres bonus indispensables à notre curiosité.
Je ne vous en dis pas plus car tout est dans ce magnifique album paru l’an dernier. Ne vous privez pas d’un tel plaisir.

Le Chanteur Perdu par Didier Tronchet. 2020 aux Editions Aire Libre. Env. 200 pages, 24 €

Texte © dominique cozette

Une maudite folie !

Une folie maudite, épouvantable. Le livre, L’Intime Etrangère, est écrit par une psychiatre, Anna Révah, qui raconte par le biais d’une consœur fictive son voyage dans la folie. Notre héroïne, puisque c’est son métier, connaît bien tous les accidents qui se produisent dans la vie mentale de ses patients. Et pourtant, la voici qui tombe en plein dans une des pires folies, la mélancolie délirante, ou le syndrome de Cotard, qu’elle a côtoyé. Mais comment s’apercevoir qu’on est en train d’y tomber quand on en est si proche. On se dit que ce n’est pas possible, que c’est juste une déprime, de la fatigue, enfin tout sauf ça.
Mais les symptômes sont précis, elle devient invivable pour ses proches et ses moins proches, elle déraille complètement. Sa compagne essaie de l’inciter à voir des confrères mais elle s’y refuse. On sait bien que les médecins ne veulent absolument pas se laisser voir, donc dominer, par leurs pairs. Pourtant, il faudra la contraindre, elle ne peut plus vivre seule, plus exercer, plus rester enfermée chez elle : elle est internée en clinique. Et là, elle doit subir des électrochocs (attention les électrochocs d’aujourd’hui ne sont pas ceux que l’on infligeait jadis aux fous), seul traitement apte à remettre les circuits neuronaux en marche. Il lui en faut plusieurs. C’est stressant, exténuant mais satisfaisant.
La route est longue pour sortir de cette incroyable crise où tout s’oublie. Cette maladie néantise tout : on n’est plus rien mais on veut se suicider, le monde n’est plus rien, le corps non plus, on en voit certaines parties collées sur le corps des autres, c’est épouvantable, un délire monstrueux.
Lorsqu’elle va mieux, elle demande à sa compagne de lui décrire comment elle était à ce moment-là et c’est très douloureux, pour l’une comme pour l’autre de revivre ou d’affronter cette réalité. C’est encore plus pénible pour ses deux grandes filles. L’une d’elle ne peut pas en parler, lui laissant seulement lire un texte écrit au début de sa maladie. Car, durant ce long épisode, la personne connue, mère, compagne, n’est plus là. Elle a laissé place à une inconnue sans attrait, sans affect qui se dit rongée par la pourriture.
Ce livre est abrupt, austère, sinistre parfois. Il sera apprécié par ceux qui, comme moi, s’intéressent aux profondeurs inconnues de l’âme, enfin du cerveau, et aux caprices des neurones.

L’Intime Etrangère par Anna Révah, 2021 aux éditions du Mercure de France. 134 pages, 14€.

Texte © dominique cozette

la fin mystérieuse d'un père

J’avais été bouleversée par le très beau « mélodrame » (c’est l’auteur, Pierric Bailly, qui le dit) sorti récemment, le Roman de Jim (voir ici mon billet). Et l’émission qui me l’avait révélé tressait des lauriers à son livre précédent sur son père. La mort de son père, un récit intitulé l’Homme des Bois parce que tel était son père, entre autres dénominations. Le décor est sensiblement le même que celui de Jim, et pour cause, c’est la vie de l’auteur, avec descriptions pointues des lieux, des gens, des objets.
Son père était un homme honnête qui se dévalorisait tout le temps car il trouvait que sa vie n’était pas à la hauteur de ses rêves, de ses idéaux. C’était un homme engagé, inscrit dans des mouvements associatifs, désirant s’élever mais n’ayant pas réussi à quitter son Jura natal, même si, à la fin, il s’est hissé au grade d’infirmier dans un centre de toxicos. Pudique et secret et, bizarrement, se liant extrêmement facilement, recherchant toutes occasions de rencontrer les autres, de partager, d’apprendre. Il fallait voir le nombre de gens venus à son enterrement. Il faut dire que sa mort faisait la une du journal local : on avait retrouvé son corps dans la forêt qu’il connaissait comme sa poche. Il était resté là trois jours, ayant glissé et s’étant fracassé sur la pierre.
Son fils n’a jamais pu élucider le mystère : son père avec des chaussures de ville, glissant d’un rocher de trois mètres… Alors il fait et refait le trajet, et lorsqu’il apprend que le corps a été déplacé de quelques mètres après la chute, il croit comprendre qu’il est alors tombé de la haute falaise. Mais alors, s’est-il suicidé, est-il mort juste après avoir tenté de se relever, a-t-il souffert, si oui, longtemps ? La police n’ayant demandé ni enquête ni autopsie, a juste conclu à une mort accidentelle.
C’est alors que le fils rencontre son père : dans tout ce qu’il a laissé dans son petit appartement d’une HLM : des méthodes ou inscriptions pour apprendre des tas de langues, pour s’initier au tarot divinatoire, à la chiromancie, à la philo, à la vie des Indiens, au jazz. Il a suivi des cours sur les animaux, l’astrologie, les plantes, il a fait des herbiers. Il s’est abonné à des revues littéraires, médicales, musicales dont il recopiait des articles à la main pour les archiver dans des classeurs. Côté professionnel, il s’est formé par correspondance à la naturopathie, la diététique, la phytothérapie, l’ethnomédecine, la PNL … Il a obtenu toutes sortes de diplômes et de certifs. Il assistait à toutes sortes de conférences, la liste est ésotérique, il prenait de nombreuses notes dans des cahiers, il participait aux concerts, festivals, théâtre de rue, manifestations écolo, solidaires, cirque… Il n’arrêtait pas. Sa mémoire, hélas, ne suivait pas. Il oubliait au fur et à mesure.
Quant à sa vie amoureuse, après avoir été larguée par sa femme à cause de son caractère colérique (qu’il refusait d’admettre), il a fait une collectionnite aiguë de Catherine, Sylvie, Françoise, Anna-Marie etc.
Bref, son fils découvre peu à peu toutes ses facettes, tranquillement, rien ne presse pour liquider ses affaires et nous suivons avec lui ce chemin entre l’amour, le chagrin, la perte, le devoir de mémoire. Et celui de lui offrir un départ digne de lui.
C’est joli, c’est poignant, c’est chaleureux, c’est un petit livre qui ne fait pas que l’apologie d’un père mais sait aussi le fustiger pour ses failles et ses manquements.

l’Homme des Bois de Pierric Bailly, 2017. Aux éditions Folio. 128 pages.

Texte © dominique cozette

Mary, petite Mary…

La Couleur du Lait est le premier livre de Nell Leyshon traduit en français. Sans l’intérêt d’une amie pour ce livre inconnu, je serais passée à côté d’une merveille. Oui, une fraîcheur d’esprit, de liberté et de poésie. Le titre est le même en anglais, il se réfère à la couleur des cheveux de la narratrice, Mary, une fille de ferme, une ferme misérable dans la campagne du Dorset en 1830. Elle vit là avec ses trois sœurs, l’une lit la Bible sans savoir lire, une autre, très grande, se plaint de son dos et s’envoie en l’air au milieu de la nuit avec un coquin, et la dernière est une insupportable carne. Insupportable comme l’est aussi Mary aux yeux de ses parents : petite dernière née avec une jambe tordue, elle ne cesse de jacter. Elle jacte, elle jacte, elle jacte, elle a réponse à tout et questionne sur tout et ne cesse de frôler l’insolence tant elle est cash. La mère s’occupe peu de ses filles car il y a tant de choses à faire dans la journée, le père les fait marner à coups de bâtons parce que ce sont de simples filles qui ne peuvent abattre le travail du garçon qu’il n’a pas eu. Heureusement pour Mary, il y a le grand-père, privé de ses jambes, oublié dans un coin, juste nourri. Lui, il adore cette enfant qui parle, elle sait le distraire et le faire rire. Malgré le peu de temps que le père lui laisse pour s’absenter. Mary supporte bien cette ambiance rude, de toute façon, elle ne connaît rien d’autre. Et puis elle a sa vache préférée qu’elle traie avec tendresse, et aussi son regard acéré sur sa maigre existence. Mais un jour, à quinze ans, sa vie va changer : son père l’envoie comme bonne chez le pasteur du village. L’épouse de celui-ci étant malade, il a besoin de quelqu’un pour lui prodiguer quelque attention, quelque présence, en plus de la bonne ordinaire chargée de l’intendance.
Ce livre est écrit en patois, je veux dire dans le langage brut et non châtié de la jeune paysanne qui a appris à écrire au prix de souffrance terrible. Il ne possède pas de majuscule ni de tiret et autre ponctuaution, ce qui est déroutant au départ mais qu’on assimile très bien, car il rend bien le flot urgent de la jeune personne à dérouler sa courte vie.
Dans ce presbytère, on ne peut pas dire qu’elle soit heureuse, ses sœurs et son grand-père lui manquent. Cependant, elle travaille dur, est très vite appréciée par le pasteur tant elle s’occupe bien de sa pauvre femme. De toute façon, elle n’a pas le choix. Elle s’entretient aussi avec le fils du couple, le coquin de sa soeur, un séducteur cynique qui s’apprête à partir à Oxford. Puis, avec le pasteur, elle va commencer à apprendre à lire…
Ce livre qui semble naïf est d’un grand enseignement sur le sort des paysans aux XIXème siècle, très pauvres, soumis aux aléas des saisons, sans aucun espoir de sortir de leur condition. Et particulièrement des femmes qu’on prive de scolarité, on a trop besoin de bras pour travailler la terre et soigner les animaux, qu’on esclavagise, dont on use et abuse pour tous les besoins, sexuels, bien sûr, sans respect ni reconnaissance. Le récit de cette jeune fille est divisé en quatre chapitres, comme les saisons, ce qui rythme irrémédiablement la vie de ces gens de peu. Un roman douloureux mais particulièrement enchanteur. Oui, c’est possible.

La Couleur du Lait de Nell Leyshon, 2012. Traduit par Karine Lalechère. Aux éditions 10-18. 188 pages.

Texte © dominique cozette

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