Quatre heures vingt-deux minutes et dix-huit secondes

Imaginez. Vous avez la belle soixantaine, vous êtes l’épouse d’un fringant retraité avec qui vous entretenez une enviable relation, vous avez toujours, chaque jour, et sans emmerder personne, couru et pédalé sur de longues distances, votre corps est magnifique, longiligne, vos jambes sont toujours splendides sauf que … aïe, votre genou droit affligé d’une terrible arthrose qui le fait enfler démesurément, cruellement, et vous interdit le sport tel que vous aimiez le pratiquer. Vous avez refusé de vous faire opérer car selon la légende urbaine, c’est extrêmement risqué.
Imaginez maintenant que votre cher époux, pour lequel jusqu’à maintenant faire du sport équivalait à lever le coude ou ouvrir la portière de sa voiture, vous annonce qu’il a décidé de courir le prochain marathon. Vous auriez tendance à rire et pourtant, il s’y met. Et très sérieusement. Et rien ne vous agace plus que ses fanfaronnades alors que vous auriez très bien le faire, vous aussi, les doigts dans le nez. Sauf que ni la compèt’ ni les records ne vous branchent. Lui si. Et en plus, il finit ce marathon. Pas très glorieusement, en vrac et bon dernier, mais il y arrive. Vous vous dites : bon, c’est fait, il va se calmer, maintenant. Hé bien pas du tout. Entraîné par une belle et impitoyable jeune coach, Bambi, il décide de faire le tri Mettleman, soit un triathlon infaisable quand on a un certain âge.
Et pour Serenata, la narratrice, tout bascule dans l’horreur . Ce tri, ce truc, c’est une vraie secte : on ne vit que pour ça, on ne parle que de ça, plus on souffre, mieux c’est et d’ailleurs, on ne soigne pas ses tendinites, on continue coûte que coûte. Son mari et elle ne font plus que cohabiter sauf que c’est elle qui reçoit, les soirs après l’entraînement, l’équipe des coureurs de l’écurie Bambi, la coach qui la méprise (c’est réciproque). C’est encore elle qui fait les courses et les dîners, qui s’emmerde comme pas possible, qui assure aussi le financement de ce sport excessivement coûteux. Et notre pauvre épouse ne peut pas se plaindre auprès de sa fille qui est dans une autre secte, la religion avec ses cinq enfants endoctrinés, ni auprès de son grand fils, une sorte de Tanguy qui « bricole » (entendez qui deale probablement) et qui se fout de tout et surtout de la gueule des sportifs pour ces souffrances infligées pour rien…
Quatre heures vingt-deux minutes et dix-huit secondes est le dernier opus de Lionel Shriver qui avait écrit le best-seller Il faut qu’on parle de Kevin. C’est aussi le temps moyen d’un marathon.
Au début, ça ne me plaisait pas trop, flûte, encore une histoire de couple vieillissant qui se délite mais Shriver est tellement habile pour vous entraîner dans son univers, qu’on veut tout savoir. S’y adjoint aussi une calamiteuse histoire, une sorte de procès où est jugé son mari parce qu’il s’est énervé contre sa jeune cheffe noire. Cause de son licenciement qu’il digère très mal. Ceci dit, la narratrice, Serenata, est elle aussi une plaie ambulante. Elle sait tout, fait tout mieux que tout le monde, ne possède aucune souplesse d’esprit et frise souvent l’intolérance. Bref, ici, tout le monde en prend pour son grade. A l’américaine of course !

Quatre heures vingt-deux minutes et dix-huit secondes par Lionel Shriver aux Editions Belfond, traduit par Catherine Gibert. 2020 pour l’original, The of the Body through Space. 384 pages, 22 €.

Texte © dominique cozette

 

Ma vie Manœuvre comme il dit

Après Rock (voir ici) où Philippe Manœuvre nous raconte, très partiellement, sa vie de dingue et de patachon, voici son dernier opus, Flashback Acide, où il nous narre d’autres épisodes mais en plus « poudrés » car tous axés sur les excès de dope qui ont jalonné son immense parcours de critic rock presse-TV, écrivain et rédac-chef, et il écrit tellement bien, une punchline toutes les lignes, que c’en est un régal. Pour ceux qui ont le rock dans le sang. Même si je suis de la demi-génération du dessus, on a beaucoup en commun à commencer par les pionniers, puis les Stones etc… et même si je n’ai pas fréquenté ouitivement la plupart des artistes cités ici, on s’amuse beaucoup à imaginer ces énormes frasques.
Il avertit au début du livre qu’un fan de son bouquin Rock lui avait dit qu’il avait trouvé ça  bien sage, ajoutant  « mais je comprends, aujourd’hui, on ne peut plus parler de rien ». C’est de là qu’est parti son bouquin. Donc merci le fan !
Le livre n’enfile pas que des épisodes. Chaque chapitre est dédié à un thème ou une personne en particulier, c’est net, c’est carré mais pour autant, pas square du tout. Donc il va être question de champignons, LSD, coke, speed, whisky, bitures, trips, descentes, morts… Philippe tient à nous informer qu’il a cessé alcool et coke depuis plus de vingt ans. (Mais pas la fumette occasionnelle et certaines occasions de champignons).
Le premier chapitre s’intéresse aux Scorpions qui vont entraîner notre journaliste à un trip extraordinaire en Russie, pour commencer leur amitié, car bien plus loin ensuite. Puis avec Virginie Despentes, ils vivent ensemble à ce moment-là, ils vont aller goûter de terribles champi à Amsterdam. Un chapitre sur joies et misères de la cocaïne (NB : PM met les vrais noms des protagonistes avec leur accord, on sait à qui on a affaire, c’est plus facile de les imaginer).
Puis vie et mort d’un certain Lemmy, personnage extraordinaire qui fut, principalement, bassiste insensé de Motörhead. Trois chapitres différents sur la dope, l’un est un musée suisse de ouf, l’autre une convention hors normes du LSD et le dernier, mais pas le moindre, la cannabis cup. Là, on plane dru du matin au matin suivant. Hallucinant, si j’ose ce mauvais jeu de mot.
Un beau, oui, chapitre sur Bowie qui ne fut pas le dernier à en user grave de chez grave. Et quelques autres plongeons dans sa mémoire riche de quarante années d’assiduités nocturnes dans le bain bouillonnant du rock et du punk. Edifiant !
Tout ça tissé d’humour overdosé, de name dropping à l’excès, de révélations ébouriffantes (ou pas pour les connaisseurs fidèles), de réminiscences farfelues, d’indiscrétions posthumes, dans un style explosif, volcanique et jamais poncé à l’émeri. Du glitter, de la fulgurance, bref le rock’n drôle de Philman !

Flashback Acide de Philippe Manœuvre, 2021 aux éditions Robert Laffont. 270 pages, 19,90 €.

Journal d'un intellectuel en chômage.

Ce Journal d’un intellectuel en chômage est le titre de ce petit livre formidable de Denis de Rougemont (1906-1985), un écrivain, philosophe et universitaire suisse qui a produit une liste ahurissante d’écrits et participé à des centaines de rencontres, conférences et autres discussions publiques. Le titre et la couverture du livre m’ont attirée je ne sais pourquoi, cependant la photo de l’auteur, par ailleurs bel homme, m’a induite en erreur puisqu’il a écrit ce journal avant d’avoir trente ans. Pourquoi « en » chômage, précise-t-il en exergue ? Parce qu’un intellectuel n’est jamais « au » chômage puisqu’il réfléchit tout le temps. Mais il s’y retrouve malgré tout après la faillite d’une maison d’édition où il travaillait. Il décide alors de prendre une retraite de deux ans, au loin (de Paris), dans un trou perdu, avec sa femme, et il pointe sur … l’île de Ré. Avec juste de quoi tenir quelques semaines.
Et c’est ça qui est drôle déjà. L’île de Ré dans la fin des années 30, vu par un homme issu de la société bourgeoise. Déjà un voyage très long et éprouvant, puis la pluie pour prendre le bac et le gramophone à protéger car on le lui a prêté. Puis un car pour aller du port à l’autre bout de l’île, soit deux heures de route mal tenue pour faire trente bornes. Une maison basse sans chauffage ni eau courante. Il adore. Une vieille poule vit dans un coin, il vont la nourrir bien qu’eux-mêmes sans trop de ressources, elle va revivre et faire des petits. Sur l’île, les gens sont moches, pauvres et simples. Ce sont des pêcheurs, des cultivateurs et des sauniers (sel), mais en hiver, ils vivent de très peu. Lui aussi. Il n’a que 900 francs et l’argent fond trop vite, surtout que les manuscrits qu’il pond sur sa vieille machine sont très chers à envoyer. Son métier d’écrivain ne trouve aucun crédit auprès des gens du cru pour lesquels seul les travailleurs manuels exercent un métier. Celui d’écrivain n’existe pas car pas socialement classé, privé de  la protection des conventions. « Non seulement je ne sens pas qu’ils se méfient de moi en tant qu’intellectuel ou « spécialiste », mais encore je devine qu’ils n’estiment pas que je puisse avoir une opinion plus avertie que la leur sur les sujets que je viens de nommer. Ils ne se doutent pas que c’est de cela précisément qu’un écrivain peut faire sa « spécialité ». Et rien ne les étonnerait davantage que d’apprendre un beau jour que je m’intéresse à leurs « idées », à leur situation, à leurs problèmes, et que j’en fais parfois la matière même de mon travail … »
Denis de Rougemont étudie les mœurs des gens, leur vie minuscule, leurs croyances, leur soumission inconsciente à la pensée d’en haut (celle qui leur vient par quelques  journaux, sans esprit critique, ou celle de quelques orateurs dont la pensée ne pèse en rien par rapport à leur talent d’orateur), leur manque de désir d’une autre existence plus riche, par exemple. « Je note, à l’usage d’un futur historien des mœurs, que la presse « de droite » reflète assez exactement la mentalité et les conversations de la bourgeoisie conservatrice, alors que la presse de gauche ne reflète nullement la mentalité ni les conversations populaires. C’est que les journaux socialistes et communistes sont dirigés par des bourgeois, ou par des candidats à la bourgeoisie, en tous cas par des gens qui recherchent la « considération » du peuple. D’où le ton haineux, typiquement petit-bourgeois, de certaines de ces feuilles. Je n’ai jamais retrouvé ce ton dans le peuple. S’il en paraît parfois, par accident, quelques traces ici ou là, c’est que le peuple de France lit trop de journaux, ne lit que cela, et finit par se croire « le peuple » tel que l’imaginent les bourgeois et leurs journalistes. » Il fait intervenir ses philosophes de prédilection, Nietzsche, Kierkeegard… et commente les courants politiques du moment, marxisme, totalitarisme, capitalisme. Et puis ce qui est incongru : ses réflexions sur la condition animale, la prédation humaine, lorsqu’il s’agit de jeter les crevettes vivantes dans l’eau bouillante : « Je regrette vraiment beaucoup mais il faut que je vous mange ! Dure nécessité, et croyez que cela me fend le cœur ! »
Après l’île de Ré, un village du Gard où il va rencontrer d’autres personnes, des « gens » toujours, qui parlent drôlement (accent plus expressions locales), son rapport avec eux, le peuple (dont il parle sans mépris, d’ailleurs il ne se sent pas appartenir à une élite, loin de là), les beaux paysages qu’il décrit avec un superbe talent poétique.
Il se complaît à décrire le « grain rugueux de cette vie sans horizon, sans dimensions, qui est la vie du très grand nombre », une vie dépouillé d’art et de lien spirituel.
Puis le retour à Paris, porte de Choisy, en été. Périple assez long encore qui lui permet de comprendre les différences de mentalité entre les régions (qu’il voit comme crasseuses) et la banlieue : « les provinciaux ignorent obstinément, peut-être même haïssent la couleur verte, le soleil, la nature, la propreté. Ils aiment le noir avec fanatisme. J’observe aussi qu’ils s’arrangent pour vivre plus mal que la population des faubourgs des grandes ville. Le goût de « la vie saine » et du grand air, vous ne le trouverez que dans « la banlieue rouge » de Paris, d’ailleurs importée d’U.R.S.S., et récemment ».
Il faut lire ses notes à propos du métro, de l’ennui qui nous guette, des urbains. A la fin du livre, on devine la possibilité d’une fuite ailleurs…
Il y a beaucoup à citer dans cet ouvrage très intéressant sur le plan de l’évolution des mœurs, des idées, des styles de vie. Près d’un siècle s’est écoulé, néanmoins son récit n’est en rien démodé, son écriture est très actuelle. Et son sens de la poésie, très profond, saupoudre ce texte d’un authentique plaisir de lire.

Journal d’un intellectuel en chômage de Denis de Rougemont, écrit en 1933-1935. 1945 et 2012 aux Editions de la Baconnière (Suisse). 270 pages, 15 €.

Texte © dominique cozette

Monument National

J’avais aimé  le premier livre de Julia Deck, Viviane Elisabeth Fauville, pas trop les deux suivants et me suis régalée avec ce dernier, Monument National, qui fait référence à deux possibles gloires nationales adorées du public, Bebel ou Johnny. Pas ressemblants. Mais dont la jeune femme est un calque de Laetitia, ici prénommée Ambre, asperge blonde, mère adoptive d’une petite Asiate, la narratrice. Ambre gère tout de sa star en mauvaise santé et en fin de carrière, elle souhaite que le couple Macron les invite à l’Elysée pour un soufflage national de 70 bougies car, oui,  toutes les médailles et décorations possibles lui ont déjà été offertes. Y arrivera t-elle ?
Ce n’est pas le moindre suspense de l’ouvrage où l’on croise aussi des 9-3, une caissière de Super-U, mère célibataire d’un même insupportable, et personnage très louche, un type clinquant qui deviendra coach de l’acteur, un patron ordinaire de super marché, une dame Gilet Jaune …
Ce petit monde va se retrouver au Château, où vit la famille people, avec des histoires de jalousie, celle de l’épouse par rapport à la fille de l’idole qui se ramène tambour battant juste avant le confinement. Où se côtoie aussi l’intendance, chauffeur et gardien des somptueuses voitures de collection, cuisinière, jardinier, nurse etc.
C’est un texte effréné, une pochade avec des complots, des surveillances, des unions, car à la clé il y a beaucoup à gagner ou à perdre à la prochaine mort du Monument, cela dépend où l’on se place. C’est bien sûr une satire de notre microcosme, les personnalités n’existant que par le prisme des réseaux sociaux, principalement Instagram, et d’abord le pognon de dingue qu’on peut ensevelir sous le sable brûlant des paradis fiscaux où la vieille star possède une somptueuse villa.
Cocasse et rigolo, un peu foutraque parfois comme aime l’autrice, c’est un prétexte idéal pour prendre du bon temps.

Monument National de Julia Deck, 2022 aux Editions de Minuit. 206 pages, 17 €.

Texte © dominique cozette

Se sacrifier pour ses enfants ou pas

Joyce Maynard, vous savez, cette écrivaine qui toute jeune fille fut pratiquement enlevée et mal traitée (oui, en deux mots) par J. D. Salinger (voir article ici), de 38 ans son aîné, en est à son dixième roman avec Où vivaient les gens heureux, mais comme les gens heureux n’ont pas d’histoire, ils ne le furent pas très longtemps. Le thème de la famille, exploité ici, est affiné par celui du devoir sacrificiel, à savoir : doit-on tout dire à ses enfants pour qu’ils comprennent ce qu’il s’est passé dans le couple des parents et pourquoi ils en sont arrivés là. Eleonor décide de la fermer et la cruauté de la vie fera qu’elle y perdra énormément, jusqu’à l’amour de ses enfants. Partiellement.
Le début est un peu compliqué car il grouille de personnages, tous ceux que l’on retrouvera dans les chapitres suivants qui content la genèse des relations entre eux. Il s’agit du mariage de la fille aînée du couple, devenu garçon, d’une partie de la famille recomposée et du voisinage. Outre Eleonor, l’autre personnage principal est la grande vieille ferme en pleine campagne où se passe la fête, où s’est passée la vie heureuse puis tragique des personnages.
Cette ferme, Eleanor l’achète lorsqu’elle a dix-huit ans, avec l’argent des livres pour enfants qu’elle vient de publier. Ce n’est pas un château, tout est à faire, le lieu est isolée, les vieilles pierres, l’immense hêtre et le cours d’eau en-bas : un coup de foudre. Ses parents, alcooliques, mondains, égocentrés, qui ne vivaient que pour eux sans jamais lui montrer de preuves d’amour, sont morts deux ans avant dans un accident. Elle continue sa série de petits livres qui se vendent très bien et, un jour de foire, elle rencontre l’homme de sa vie, Mac, un très grand mec plein de cheveux roux, coolissime, chaleureux, gentil.
Tout de suite, il lui annonce qu’il veut plein de bébés avec elle, ce dont elle rêve aussi. Deux fillettes naissent puis un petit gars, terriblement suractif, intelligent, avec un plumeau roux sur la tête, comme son père. Le père qui gagne très mollement sa vie en sculptant des bols en bois qu’il vend par-ci, par-là. Sans jamais se biler. Ni stresser. Il sait faire tellement de choses, il est tellement fait pour vivre en pleine nature avec ses petits, il aime tellement l’amour avec sa femme. Tout est beau.
Sauf que l’argent ne rentre pas toujours. Et qu’il s’impatiente de ce qu’elle le lui demande pour qu’il contribue aux charges. Il trouve qu’elle ne pense qu’à l’argent, que c’est négatif.
Un jour, un premier drame frappe la famille, un terrible accident sur un des enfants. Par une faute d’inattention de Cam qu’elle ne peut pardonner. Mais l’amour est là qui va remédier au handicap. Puis un autre drame qui va scinder la famille. Pour ne pas détruire l’image de leur père, et tenir la promesse de ne jamais dire du mal de l’autre, Eleonor va devenir peu à peu la méchante, amère, pleine de ressentiment, celle par qui tout le malheur arrive, celle qui est partie, celle qui a fait tellement souffrir son mari. Et pourtant, c’est à cause de lui que tout est arrivé. Lui qui, en plus, n’a jamais subvenu aux besoins de tous, lui qui, plus tard, ne lui sera même pas reconnaissant pour son abnégation qui la grille auprès de ceux qu’elle aime le plus. Et dont profite tellement.
Cette très longue partie du livre est très agaçante pour la lectrice que je suis. Cette injustice me fait mal, l’attitude des enfants est tellement blessante, l’image du père est tellement indûment valorisée…
C’est un gros livre sentimental qui, comme beaucoup de romans américains, décortique à l’envi les sentiments de tous, va chercher dans leur entourage d’autres caractères qui vivent aussi leurs bonheurs et leurs drames tout en étayant l’épaisseur des protagonistes. Une saga bouleversante qui court sur des décennies en accompagnant subtilement l’évolution de la société américaine.

Où vivaient les gens heureux de Joyce Maynard, 2021 aux Editions Philippe Rey (titre original : Count the Ways.) Traduit par Florence Lévy Paolini. 550 pages, 24 €.

Texte © dominique cozette

La décision, le dernier Tuil

Le roman tout juste sorti de Karine Tuil, la Décision, nous fait entrer dans un univers pas si lointain de celui de Les Choses Humaines, son précédent qui traitait du consentement lors d’un prétendu viol disséqué dans un tribunal, et mis en scène par Yvan Attal. Ici, nous somme encore dans le judiciaire, mais dans l’aile ultra-sécurisée du Palais de Justice qui abrite les procès des terroristes. L’héroïne du livre, Alma, est juge d’instruction antiterroriste, un métier extrêmement dangereux, stressant, passionnant. Elle doit juger du sort d’Abdeldjalil Kacem, un très jeune homme qui a épousé une très jeune musulmane, maintenant enceinte de son bébé, qui affirme qu’ils sont partis en Syrie pour lutter contre la guerre, en toute naïveté, sans rien connaître des exactions commises par Etat Islamique. Des extraits de ses interrogatoires émaillent le récit, car il est incarcéré, et il ne demande qu’à ce qu’on croie en sa sincérité quand il repousse toute assimilation à un quelconque terrorisme.
Alma est troublée par l’opinion de l’homme dont elle est tombée follement amoureuse, l’avocat du jeune homme, ce qui créé un conflit d’intérêt interdit par l’éthique et la profession. Elle est en instance de divorce d’avec un écrivain à la ramasse, aigri, qui a connu trop tôt un succès fulgurant et se  raccroche à sa judéité comme à une bouée. Même si elle manque de temps vu la charge de sa profession, elle s’efforce de ménager leurs trois enfants, deux jumeaux ados et une aînée qui vit avec un Arabe, ce qui n’arrange évidemment pas l’ambiance générale.
La décision, titre du livre, est celle qu’elle devra prendre, dont elle se sait seule responsable au finish, concernant la remise en liberté du jeune homme dont certains pensent qu’il est sincère et réinsérable, et d’autres qu’il joue un rôle pour mieux concocter un attentat une fois libre. Enorme enjeu.
Pendant ce procès, elle se fait agresser sauvagement, ça la choque bien qu’elle soit habituée aux menaces de mort et autres violences verbales qui justifient une protection policière non-stop.
A cette décision essentielle se greffe la décision personnelle de vivre son amour, de se battre pour lui, même si cet homme est épris de liberté, pas toujours fiable ou fidèle et qu’il fait équipe avec son ex-femme professionnellement collée à lui, intransigeante, et d’un autre bord qu’Alma.
Ce que j’aime avec les livres de Karine Tuil, c’est qu’elle nous introduit avec précision dans des mondes très fermés, impénétrables. Ici, elle décrit la dureté de  cette profession qui rend presque impossible une vie normale, saine, confiante… elle montre l’implication totale de personnes en charge de défis très lourds, elle  tente de comprendre et de nous faire comprendre l’inhumanité de certains êtres, analyse la difficulté des juges et avocats à devoir trancher en leur âme et conscience, sans plus de preuve ou de convictions : vaut-il mieux libérer un possible coupable extrêmement dangereux pour la société, le considérer comme un innocent à qui donner une seconde chance, ou encore continuer à contraindre un jeune homme victime de sa naïveté en le maintenant en prison où il sera alors radicalisée et encore plus dangereux pour la société.
Ceci n’est que le début d’une histoire qui va se poursuivre avec des rebondissements tragiques, ou pas, des embrasements, un suspense éprouvant… Puissant !

La Décision par Karine Tuil, 2022 aux éditions Gallimard. 300 pages, 20 €

Texte © dominique cozette

 

 

Changer, sacré livre !

Je ne suis pas une fan inconditionnelle d’Edouard Louis mais son dernier livre Change : méthode m’a bluffée. Enfin pas bluffée car je sais ce dont il parlait, mais disons emballée.  Son gros problème tient à son origine, la sous-classe dont il est issu, qui a imprégné son enfance et son adolescence et qu’il lui a fallu fuir à tout prix pour se hisser à un niveau enviable. Il le raconte très bien. Et explicite surtout les niveaux qu’il faut franchir pour sortir de cette caste minable, mais en sort-on réellement ? C’est aussi toute la question.
Pour ne pas être condamné à cette non-vie que partagent tous les habitants du village paumé du nord où il pousse, il lui en a fallu des efforts, et un énorme travail. On ne peut imaginer la petite baraque où ils sont vécus, avec ses frères, sans chambre pour eux, lui travaillant sur la table commune et rendant ses cahiers maculés de gras, le père au chômage qui boit et braille, la mère épuisée par une vie rude de mère de famille nombreuse et son boulot de soins aux fins de vie, les mômes qui réclament aux voisins un peu de pain car ils n’ont rien à manger, l’hygiène, n’y pensons pas et les soixante clopes que les parents fument dans la pièce unique, plus les aînés qui s’y mettent aussi. Sans parler de l’immense télé qui hurle du matin au soir.
Pour s’en sortir, Eddy Bellegueule, raillé pour ses manières effeminées, se réfugie dans la bibliothèque du collège mais ne lit pas encore. Il bosse, il se donne du mal, ce qui lui ouvre la route pour Amiens, le lycée. Ouf. C’est début de l’ascension. Rien n’est encore gagné sauf que par chance, il devient ami avec une fille de bourges qui l’invite régulièrement chez eux (il ne détaille pas comment ses parents se prennent d’affection pour le péquenot qu’il est vraiment). A son contact, il découvre la culture livresque — Elena, c’est une dévoreuse de bouquins intellos —, la musique classique qu’on sélectionne pour le dîner. Il s’inscrit à tout ce qu’il peut pour qu’on le considère, il va voir les films qu’il faut connaître, et Elena lui apprend à tenir ses couverts, à manger convenablement et toutes sortes d’autres choses dont il n’a jamais eu conscience. Geste, voix, posture, fringues etc. (Je ne comprends pas vraiment comment il reste dormir chez ces gens très bien, comment il passe les nuits dans le lit de la fille qui ne sait pas qu’il est homo mais il l’est…). Grâce à elle, encore, il trouve un boulot d’étudiant au théâtre, ouvreur, ce qui lui permet de lire encore et encore (il s’y est mis et pas qu’un peu) et de rencontrer des artistes, des personnes sympas et bohèmes.
Puis un jour, il va écouter Didier Eribon, philosophe et homo, qui raconte la même chose que ce qu’il a vécu mais, à cette différence près qu’il s’est installé directement à Paris… Edouard fait sa connaissance et se rend bien compte que rester à Amiens est pire que tout, que ça ne l’emmènera nulle part. Dès lors, il va tout faire pour accéder à cette vie palpitante, foisonnante espérée dans la capitale. Il va apporter des transformation physiques à son personnage, et bosser comme un damné pour réussir à entrer à Normale Sup.
Ce qui est extraordinairement bien raconté, c’est l’effort permanent qu’il doit faire pour être ce que tous les autres sont normalement puisque élevés selon des normes qu’il découvre seulement. Il y commet de grossières erreurs et sait, forcément, que jamais il ne sera à sa place. C’est superbement illustré par les anecdotes qu’il vit douloureusement.
Bien sûr, il connut aussi d’énormes joies et de précieux moments et rencontres dans cette terrible ascension.

Changer : méthode par Edouard Louis. 2021 aux éditions du Seuil. 332 pages, 20 €.

Texte © dominique cozette

Un pavé top de chez top sur le mariage…

Taffy Brodesser-Akner, chroniqueuse vitriolique au New York Magazine, a écrit ce premier roman, Fleishman a des ennuis, comme un artiste qui n’en a jamais fini de triturer des détails, d’ajouter des pointes de ceci, de préciser tel fragment avec une minutie (de ouf) d’une pertinence absolue. C’est d’une acidité totale en ce qui concerne les relations d’un homme et d’une femme étudiant à la même université de New-York, qui ont décidé un beau jour d’unir leur soif d’amour. Ils ont ressenti une telle gratitude l’un envers l’autre d’avoir sur apprécier la personne qu’ils étaient. Non pas qu’ils fussent indésirables, au contraire même, elle, Rachel, très jolie nana intelligente et fine, lui, Toby, très sympathique jeune homme prometteur présentant bien, tous deux entourés de l’amitié de deux autres comparses, un gars une fille que Toby avait connus en Israël  où ils avaient fait les quatre coups. Et Rachel qui s’intègre très bien au creux du trio qui ne se rompt pas après des décennies. C’est un couple juif privilégié qui vit dans un quartier chic de Manhattan. Ils ont deux enfants mais c’est lui qui s’en occupe le plus, qui va aux réunions de classe, aux fêtes etc. car Rachel a monté une boîte d’agents (comme la série 10%) qui marche très fort et lui bouffe tout son temps.
Le couple, au bout de quinze ans, a atteint son obsolescence non programmée car tous deux s’en veulent et se demandent comment ils en sont arrivés là. Dans la partie la plus longue du livre, on suit l’homme et c’est raconté par la copine. L’homme, une fois le divorce décidé, découvre la folle joie de pouvoir s’envoyer en l’air avec des tas de femmes en demande, sans aucune conséquence, grâce aux applis de rencontres. Son complexe —  il est petit et en a souffert —  s’envole avec toutes ses adorables femmes revenues, comme lui, de la vie de couple, qui cherchent juste à s’encanailler. Son métier : hépatologue. Il en est fou car il prend soin personnellement de ses patients et ça le passionne. Rachel lui a beaucoup reproché de n’avoir pas plus d’ambiation que ça car les médecins ne sont plus à la mode, ils ont été surpassés par les financiers et autres professionnels des services haut de gamme, qui gagnent des fortunes et peuvent se payer tout. Tout. Rachel est avide de ça. En partie parce que les amis qu’ils fréquentent sont issus de lignées richissimes et que rien ne leur coûte.
Un jour, Rachel dépose les enfants en catimini chez lui alors que ce n’est pas son jour. Elle ne laisse pas un mot, rien. Puis disparaît. Littéralement. Impossible de la joindre. Elle ne répond pas aux messages. Elle n’est pas chez elle, ni à son bureau. Personne ne sait, ni pourquoi. Et notre Toby va devoir se débrouiller avec sa fille adolescente qui lui reproche tout, qui fait des éclats, qui ne communique plus avec lui, et son petit garçon éperdu d’amour pour sa mère… Je ne divulgâche pas, c’est au début, tout ça. Et ça dure, et ça dure, et lui qui se débat, qui jongle avec ses patients, sa soif de sexe, les demandes de ses gosses, les ruses auprès de ses relations pour assumer tout ça.
L’autrice, très fine mouche, analyse leur relation, pourquoi les mariages ne peuvent pas fonctionner, pourquoi les charges mentales sur les épouses… C’est très long, très détaillé, très intéressant. Mais il arrive qu’on puisse aussi sauter l’histoire d’un rôle secondaire pour revenir à nos héros.
Et là où ça devient encore plus palpitant, c’est lorsque la troisième partie s’intéresse à Rachel, la disparue. Peu à peu, on va comprendre sa démarche, on va accepter ses raisons, on va avoir même pitié d’elle. Déjà, elle n’a pas eu une enfance très drôle, mais surtout, elle s’est plantée sur la construction de son couple, ce qu’on attend des femmes et la place des femmes dans l’entreprise, surtout lorsqu’elles sont devenues mères. Epouses, déjà, mais mères ! Autant dire un personnel pas très important qu’il est vain de hisser vers le haut de la hiérarchie. Ne parlons même pas du moment où elles ne sont plus « baisables », alors quoi, à quoi elles servent.
Comme je l’ai dit au début, l’analyse est très fine et on ne peut pas dire que l’autrice tisse une ode au mariage. Mais ce n’est pas non plus un violent réquisitoire contre le fait de se marier ou la place de l’homme dans cette affaire. C’est tout en nuances et c’est ce qui m’a plu dans ce roman assez ébouriffant aux 600 pages serrées et bien remplies !

Fleishman a des ennuis par Taffy Brodesser-Akner, 2019. Titre original Fleishman is in trouble, traduit par Diniz Galhos, aux éditions J’ai lu. 604 pages.

Texte © dominique cozette.

Personnages secondaires

Personnages secondaires a été écrit par Joyce Johnson, bien après ce qu’elle raconte et qui se déroule à la fin des années cinquante, en pleine Beat Generation où elle va se lier avec Jack Kerouac.
Je me suis furieusement intéressée à lui et à cette période il y a six ans, quand j’ai lu Sur la route le rouleau original (article ici, super bien torché, à la relecture !!!), le formidable original restauré de ce roman-culte qui avait été mutilé lors de sa sortie. J’avais lu aussi les écrits de son héros appelé Dean Moriarty dans la première édition alors que son nom, rendu dans l’original est Neal Cassady. Sa correspondance entre lui et Jack (ici) était passionnante et j’avais même déniché le très rare livre écrit par la femme de ce dernier Carolyn Cassady (ici), racontant sa vision de l’épopée de son mari qui l’avait poussé dans les bras de Jack. Lui-même y étant d’ailleurs déjà lové. Une sorte de trouple. Bref, tout ceci explique pourquoi j’ai voulu voir ce qui était raconté dans le livre d’une femme qui l’a connu à l’aube de sa gloire, dans les quelques années qui entourent la naissance de sa celle-ci.
Et ce livre est passionnant, non seulement parce qu’il raconte une tranche de la vie des jeunes à NYC avant l’avènement des 60’s, en particulier de celle des hipsters ou autres beatniks, étudiants en rupture de famille, traîne-patins des bas fonds de la ville, poètes en mal de reconnaissance et clochards célestes. Des vies extrêmement précaires dans des logements pourris, des boulots de rien qu’on trouvait facilement et qu’on quittait encore plus vite. Des virées dans les bars vérolés des quartiers miséreux où se produisaient des jazzmen pas encore très connus, des vies de bohême où l’on venait s’entasser chez l’un.e ou l’autre en attendant mieux. Des logements de sept à onze dollars par mois. C’est dire.
C’est ce que raconte Joyce Johnson qui décide de quitter le nid familial pour aller à l’université où, de fil en aiguille, grâce à une copine, Alice Cowen,  tombée amoureuse d’Allen Ginsberg qui lui échappera sans cesse car il lui préfère son amant, elle va entrer dans le cercle béant et accueillant de la bande qui a inventé la Beat Generation. Elle se sait tellement ordinaire et sans intérêt à côté de tous ces aventuriers et routards, elle reste discrète mais les suit partout, ces marginaux qui boivent, se droguent, écrivent, voyagent, disparaissent. Et les relations plus intimes se nouent avec Kerouac dont elle tombe très amoureuse. Même s’il disparaît fréquemment, qu’il taille la route ou se réfugie chez Mémère, sa mère qui vit à Orlando et avec qui il se sent fusionnel, il donne toujours des nouvelles à Joyce, lui déclare même sa flamme quand il plane en plein ivresse. Leur relation va durer deux ans, une vie si intense pour elle que les années 60 lui paraîtront fades et sans attrait. « Les années soixante furent pour moi un désenchantement. Malgré tous leurs feux d’artifice, elles me déçurent, comme une apothéose avortée. Je vis les hippies remplacer les beatniks, les sociologues remplacer les poètes, les toiles vides remplacer les Kline. J’observai sans enthousiasme l’émergence d’un « style de vie ». Les anciennes intensités laissèrent place au mièvre slogan « Fais ton truc » — revendication d’une liberté castrée de tout combat. L’extase devint chimique, l’oubli se prescrivit sur ordonnance. »
Ce livre est passionnant de par le way of life qu’elle restitue  de ces années-là, la jeunesse que nous n’avons connue que par des films devenus cultes, l’explosion d’une génération avide d’expériences de toutes sortes, de poésie, de littérature et de paradis artificiels.
Voir Kerouac dans une vie ordinaire, plus ou moins quand même, embêté qu’on lui demande de conduire car le chantre de la route ne sait pas, ce genre de détail ! Le rêve de Jack : gagner quelques sous avec ses livres pour acheter une maison dans laquelle il vivra avec Mémère, il sera tranquille, loin de tous ces gens qui l’ennuient, à taper sur sa machine…  Un fantasme. La gloire comme une traînée de poudre qui a suivi la publication de Sur la route ne lui sied pas du tout, il n’imaginait pas ça comme ça, en permanence, où qu’il aille. Il aimerait pouvoir l’arrêter et la déclencher seulement quand il en a besoin, lors des lectures publiques par exemple. Et Joyce, amoureuse, serviable, présente, assiste impuissante à la lente destruction de son idole par l’alcool et la vie nocturne. Et puis, elle le sent, il va partir, la quitter, elle ne correspond pas à ses canons de beauté, de vie, elle est trop gentille, trop coulante. Alors, oui, elle finira par renoncer à son beau rêve. Elle analyse avec clairvoyance la propension des femmes à toujours se positionner par rapport aux hommes, à ne pas pouvoir exister sans eux, à ne pas pouvoir être artistes par elles-mêmes. D’où le très bon titre : Personnages secondaires.
Plus tard, elle aura un enfant (devenu écrivain) d’un premier mari  et encore plus tard, livrera ce témoignage palpitant sur les meilleures années de sa vie, même si ses compagnons de l’époque  sont tous morts de façon plus ou moins stupide, sa meilleure amie Alice Cowen, poétesse et figure de la Beat, n’a rien pu réaliser avec Ginsberg sauf bâtir sur une jolie amitié, elle a subi des misères dues à ses addictions puis après des passages en psychiatrie, s’est défenestrée. La plupart de ses écrits ont été détruits par ses parents. Le prix à payer pour cette liberté fut très élevé.

Personnages secondaires de Joyce Johnson. Titre anglais : Minor characters. 1983. Traduit par Brice Matthieussent. Edition Cambourakis. 12,50 €.

Texte © dominique cozette

Complètement à l'Ouest

Annie Proulx, autrice canado-américaine est considérée comme la meilleure plume du monde par Jane Campion qui s’inspire de bonne littérature pour réaliser ses film. Cette autrice est une spécialiste de l’Ouest américain, le Wyoming, en particulier. C’est elle qui a écrit la nouvelle éponyme qui a donné lieu au film « Brokeback Mountain », histoire d’amour entre deux cow-boys. Dans le livre Les Pieds dans la boue, ce texte y est avec d’autres longues nouvelles saisissantes. Il est beaucoup plus âpre que le film, dur même. Ses héros, même s’ils ont des sentiments, sont loin d’être comme des amoureux transis  mais pour autant pas moins impressionnants dans leur brutalité d’hommes des fermes, des forêts, de la nature.
Ce n’est pas une romantique qui fait dans la dentelle, Annie Proulx, c’est une pétroleuse de l’écriture, du cru et du cuit, de la chose qui fâche ou qu’on ne raconte pas, des traumas qui remontent en remous, des sexualités déviantes. Pas de complaisance ou de détour, elle plante son pieu où elle veut, comme disait Tarzan. Ici, tout tourne autour des ranchers, cow-boys, rodeomen et autres vachers des vastes plaines, taiseux, subissant puis explosant. Les femmes ne sont mieux loties mais elles existent pleinement, loin des nanas des westerns aux seins remontés. Elles sont fortes, ont une grande gueule et ne craignent pas de mettre la main dans le cambouis, notamment des tracteurs vicieux et à mettre bas des chapelets de marmots de même sexe, sept filles ici, onze garçon là, ou même, ça arrive, de foutre à l’eau un bébé criard de la fenêtre du wagon.
Hommes comme femmes sont des durs à cuire (et à cuir de vaches), ne connaissent pas le confort, peuvent puer sans le savoir, mais aussi harceler lourdement une vieille parce que Popaul se réveille brusquement à cinquante balais.
Dans ce livre, on apprend énormément sur les rodéos, les bêtes utilisées, les réels dangers de ce gagne-pain, la vie sordide de ceux qui s’y adonnent aveuglés de leur passion incompréhensible, le peu de respect que cela représente. On y apprend aussi sur la mécanique des tracteurs, la nature des sols gelés, inondés, secs, arides. Les paysages sont incomparable et la nature est rude, les histoires d’amour sont succinctes ou muettes. Une des nouvelles montre en raccourci la vie d’un homme qui a fait tous les métiers jusqu’à sa mort, remontant sans arrêt une affaire qui se ramasse, s’embauchant dans des jobs de merde, recommençant d’autres aventures, se rétamant à nouveau, jusqu’à l’accident final. Peu de ses héros meurent dans leur lit. Leur disparition est tragique, ou cocasse, ou sidérante.
Si je n’étais pas vaguement féministe, je dirais que ce livre, on dirait qu’il a été écrit par un mec costaud, rude, un alcoolo intempestif. Mais bon, je l’ai dit. C’est musclé et paf, dans la gueule ! Magnifique en tout cas.

Les Pieds dans la boue d’Annie Proulx. Titre original : Close range, 1999.  Au livre de Poche. 340 pages.

Texte © dominique cozette

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