Deux autres Aki Shimakazi super

Dans ce roman Fuki-no-tô de Aki Shimazaki, on retrouve le couple formé par Atsuko et Mitsui qu’on a connus dans Azami. Cette fois, ils sont installés à la campagne pour une vie harmonieuse. Ils ont de nouveau une activité intime, lui a rompu avec sa maîtresse et a suivi sa femme, amoureuse des plantes et de la campagne, dont l’entreprise potagère commence à bien marcher. Avec ce développement, elle a besoin de quelqu’un pour l’assister, à qui faire confiance. Son mari lui conseille alors une femme qui a fait sa demande par téléphone.
Il se trouve que cette femme est une ancienne et très chère amie de classe d’Atsuko, elles s’étaient perdues de vue depuis le mariage de celle-ci. C’est une très belle femme, très féminine, et la mère d’Atsuko demande à sa fille de se méfier de cette femme sur laquelle convergent tous les regards masculins quand ils sont en public. Mais ce n’est peut-être pas là que le bât blesse…

Fuki-no-tô de Aki Shimazaki, 2018, chez Babel. 132 pages, 7,30 €

Cet opus, Suisen, de la série l’Ombre du Chardon, m’a moins intéressée que les autres. Ici, l’autrice nous parle d’un riche possesseur d’un commerce d’alcool qu’on a entrevu aussi dans Azami. C’est lui qui a entraîné Mitsuo dans les bars sexuels où il a revu cette amie de classe qui allait devenir sa maîtresse. Cet homme parvenu se partage entre sa femme (peu), ses enfants (peu) et ses maîtresses dont une actrice en vogue qui l’envoie paître au début du roman, et une autre très gentille qui se fout de l’argent sans compter les dîners qu’il fait dans le cadre de son entreprise, où il se goberge abondamment alors que c’est sa belle-mère qui fait marcher l’affaire, lui n’est qu’un profiteur feignasse. Il pense que sa vie est passionnante et réussie et lorsque belle-mère le convoque à une réunion importante, il imagine qu’elle va enfin lui céder ses actions et qu’il sera le seul décisionnaire de la boîte. Mais mais mais…

NB : le premier que j’ai lu, Hozuki, est celui que je préfère mais je l’ai lu il y a quelques temps et n’ai pas écrit d’article.

Suisen de Aki Shimazaki, 2017, chez Babel. 128 pages, 7,30 €

Texte © dominique cozette

Deux Aki Shimazaki extras

Aki Shimazaki est une écrivaine née au Japon et qui vit à Montréal depuis 1991. Elle écrit en français mais dans le plus pur style japonais, concis, lumineux, poétique et très factuel. Son originalité est qu’elle crée des cycles romanesques dans chacun desquels elle plusieurs romans.
Ici, je vous parle du cycle L’Ombre du Chardon. J’avais lu un premier roman intitulé Hozuki. En lisant Maïmaï, je crois que je relis le même livre car j’y reconnais Tarô, le héros devenu jeune homme qui était un enfant sourd-muet, ainsi que certaines autres personnes. Mais c’est bien un nouveau roman qui raconte, cette fois, une suite mais sous un autre prisme, un autre point de vue, un autre moment, avec quelques autres intervenants.
Tarô apprend la mort de sa mère et découvre surtout bien des secrets sur sa vie qu’elle ne voulait pas faire connaître. Sa grand-mère, mère de la mère, lui propose d’habiter avec elle, ce qui lui plaît beaucoup car ils ont une grande affection l’un pour l’autre. Ils liquident la librairie de livres rares et recherchés que tenait la mère, très réputée par les hommes de culture, pour permettre à Tarô d’y faire son atelier de peinture-galerie. On reparle de ses origines : un père espagnol disparu dans un accident, ce qui explique qu’il est métis, guère apprécié dans la petite bourgeoisie. Il fréquente une jeune femme qui aimerait l’épouser mais il n’est pas très chaud pour vivre avec elle. De plus, elle ne parle pas le langage des signes.
Et voici, surprise !, la petite fille avec qui il jouait et dessinait quand il était gosse. Ils s’entendaient tellement …Hélas, ils avaient été séparés car le père de la fillette, ambassadeur, avait été nommé en Europe. Elle l’a retrouvé malgré toutes ces années et des ondes très fortes se développent tout de suite entre eux deux. Elle vient dormir avec lui, elle est vierge, ils se fiancent et elle décide de le présenter à ses parents. Le père apprécie l’esprit du garçon mais la mère va tout faire pour empêcher ce mariage, ce qui étonnant vu qu’elle adorait ce petit garçon.
Ce livre est le dernier du cycle mais tous peuvent se lire indépendamment.

Maïmaï par Aki Shimazaki, 2019, chez Actes Sud puis Babel. 160 pages, 7,30 €

Azami est le premier roman du cycle. Mitsuo est rédacteur culturel, marié par mariage arrangé, deux enfants. Il s’entend très bien avec sa femme mais depuis la naissance des enfants, ils sont devenus sexless. Ça ne le dérange pas tant que ça, il va faire exulter son corps dans des pink-salons. Un soir, il est accosté par un copain d’école qui s’est enrichi dans une grosse boîte qui produit de l’alcool. Cet homme a l’habitude de passer ses soirées au bar X, un endroit pour hommes où les belles entraîneuses sont hors de prix. Mitsuo est éberlué lorsqu’il voit la superbe Mitsuki, maquillée comme un passeport volé exercer son talent auprès de messieurs importants. Elle fut, sans le savoir, son grand amour d’adolescence. Elle est aussi barmaid ordinaire, nature, dans un petit établissement où il fait mine de la retrouver par hasard. Une relation ne noue entre eux, clandestinement. Il est de plus en plus amoureux d’elle. De son côté, sa femme s’est installée à la campagne où ils ont une maison et a monté une petite entreprise de plantes qu’elle cultive elle-même et qui commence à marcher.
Mais un grain de sable grippe la machine d’amour de Mitsuo. Il se voit contraint de quitter Mitsuko et son travail. On apprend alors que Mitsuko est la maman d’un petit garçon métis sourd-muet, qu’elle était d’une rare culture, collectionneuse de livres scientifiques et rares.

Azami par Aki Shimazaki, 2015 chez Actes Sud puis Babel. 120 pages, 7,30 €

Texte © dominique cozette

Alain Pacadis Face B ça défonce !

Alain Pacadis Face b est un roman, pas une bio, écrit par Charles Salles qui en connaît un bout sur Alain Pacadis, ce chroniqueur punk de Libé devenu iconique tendance gonzo, au penchant plus que net pour toutes les addictions, drogues, sexe, alcool, clubs, nuit, déglingues diverses…
L’auteur s’attarde avec gourmandise sur la façon de vivre du mec, souvent de survivre, après le suicide de sa mère qui ne supportait pas qu’il trace à Katmandou, donc il le fera et ça ouvrira grave les pores de sa peau à tous les plaisirs (et douleurs) qu’apporte la défonce. On va suivre, non sans quelques hauts le cœur dûs à une large pratique du vomissement consécutif à ses ivresses récurrentes et trips insalubres, son parcours cahotique de mec moche amoureux des trans et autres travelos, qui tente tout et réussit à s’introduire dans les folles nuits parisiennes des années Palace, années de liberté totale où tout était non seulement permis, mais encouragé.
Trash et passionnant, du moins pour les nostalgiques de l’époque qui adorèrent les excès portés au pinacle, le glam, le sulfureux, l’outrancier, le pailleté, ça se dévore comme un mauvais plat savamment cuisiné par un chef habile en revenez-y. Car l’écriture de Charles Salles y est pour quelque chose. C’est brillant. Mêm si l’on se doute qu’il invente les détails car il ne vit pas dans le fute en cuir sale du héros qui n’a que faire de se laver, qui pue donc, qui s’oublie un peu partout et comble du comble, qui découvre un matin l’appartement où il a toujours vécu ravagé par un incendie. Et bien sûr, il n’était pas assuré. Il a tout perdu. Alors il ira de squatt en squatt, beaucoup de people à la dérive accueilleront cette épave tanguant au bout des nuit parce qu’on l’aime et qu’on ne le laisse pas par terre.
Pour en revenir au style, il faut lire comment il décrit la façon de chanter de Nico, son idole absolue, lors d’un concert mythique avec Jim Morrison. Enormément de name dropping aussi dans ce livre, on s’y croirait. Ne manque que le mien, ah ah ah ! Quelques mésaventures assez hard comme cette sale overdose accompagnée d’un suicide loupé. Et puis aussi la recherche de quelques ascendants juifs ou presque, émigrés ayant fait leur trou un peu partout dans le monde.
Certes il aura aussi des histoires d’amour, la plus violente étant la dernière où il demande à son amant d’être son bourreau, de l’étrangler. Ce que l’amant fait. Exit définitivement une icône, un héros, assassiné jeune avec amour entre adultes consentants. Drôle d’histoire.

Alain Pacadis Face b de Charles Salles, 2023 aux éditions de la Table Ronde. Prix du premier roman. 270 pages, 22 €.

Texte © dominique cozette

L’effet maternel : une sale affaire ?

Lu après « Une Sale affaire » de Virginie Linhart, L’Effet maternel est le récit que sa mère et son ex, père de sa fille, voulaient censurer et pour cela, avaient traduit l’écrivaine en justice. Ils perdirent le procès et ainsi, je pus lire l’objet du délit.

Si ce livre décrit le mal-être d’une personne soumise toute son enfance aux ravages de la liberté sexuelle de sa mère dans les années 70, il amoindrit ce que la sale affaire raconte. D’une part, que le « compagnon » de Virginie n’en était pas vraiment un puisqu’ils ne vivaient pas ensemble, car lui se démenait pour se séparer d’une compagne et de l’enfant qu’il lui avait faite, et que cela ne faisait que sept mois qu’ils étaient ensemble, alors que dans le dernier livre, j’ai eu l’impression qu’ils étaient réellement installés ensemble depuis longtemps. D’autre part, que ce fameux compagnon, appelé E, était d’abord un ami de la mère et c’est elle qui l’avait présenté à sa fille. Là aussi, j’ai eu l’impression d’une horrible trahison de la mère, à conserver ce « traite » comme ami avant de se rallier à lui pour porter plainte, comme si elle avait sciemment entretenu des relations avec ce pseudo-gendre qui s’était mal comporté. Mais non. Cela n’enlève rien de l’énorme intérêt à lire les démêlés de La Sale affaire.

Pour en revenir à l’Effet maternel qui a donc échappé à raison à la censure, on constate qu’à l’instar de ce qui se passait dans La Familia Grande de Camille Kouchner, voire aussi les allégations de Cohn Bendit et de ses comportements avec les petites filles, la vie de ces années-là était un marigot de coucheries qui n’épargnait, sinon le corps, du moins la pudeur des enfants. C’était ma génération, mais moi je ne vois dans ces débauches que des loisirs de gens riches, médiatiques, puissants car dans mon entourage ou plus largement dans mon milieu, je n’ai pas noté de tels comportements.

Donc la mère, séparée de son cher père tombé malade mais loin d’être mort, décide que rien, même ses deux enfants, ne l’empêchera de faire tout ce que bon lui semble. Sans contrainte. Pur produit des slogans de mai 68, elle est de plus diplômée, intelligente, belle, drôle donc tous les hommes, quel que soit leur âge, sont à ses pieds. Dans les immenses maisons qu’elle loue l’été sur la Côte, c’est la fiesta tous les jours, toutes les nuits. Le trio indestructible que forment la mère, elle et le petit frère, résiste à toutes les tempêtes malgré le malaise.

Virginie raconte ses terreurs nocturnes, quand sa mère les laissait seuls, puis le grand amour qu’elle vécut adolescente avec un garçon de son collège, jusqu’à ce qu’elle fût obligée d’avorter puis qu’il la quitte, chagrin absolu. Puis la relation avec ce fameux E. dont elle attendit, accidentellement un bébé. Lui n’en voulait absolument pas, d’autant plus qu’il s’agissait de jumeaux et qu’il avait peine à s’intéresser à son premier enfant. L’un des jumeaux mourut à six mois de grossesse, et E. reconnut la fillette mais ne voulut jamais la voir. Ce livre commence par une parole de la mère à qui Virginie se plaint de l’attitude de E. « Tu n’avais qu’à avorter : il n’en voulait pas de cette gosse ! ». La fillette, donc la petite-fille en question avait dix-sept ans quand ces paroles furent prononcées. Quelle violence ! Il y en eut d’autres, jusqu’à ce procès. Notamment quand sa mère eut l’envie à quarante ans d’avoir un bébé, pour faire jeune ? La science ne l’aidant pas à réussir à procréer, elle alla chercher un enfant dans un pays étranger. Et à partir de ce moment-là, Virginie ne comptait plus du tout, comme si elle avait compté, d’ailleurs. Seil le bébé avait droit de cité.

Pour pallier la dépression qui l’accompagna régulièrement pendant sa jeunesse, Virginie s’enferma dans la réussite scolaire. Puis dans sa vie professionnelle. Elle rencontra alors Paul, un homme formidable qui l’aidera à se (re)construire. Il s’occupera de la petite, ça sera son père, puis ils auront deux autres enfants.

Ce livre dépeint de façon exemplaire certaines mères égoïstes, maladivement jalouses de leurs filles qui risquent de leur voler la vedette en matière de séduction. Alors, la jeune Virginie fait tout ce qu’elle peut pour se gommer face aux amants de sa mère, elle n’existe plus. Et pourtant, elle aime sa mère d’un amour profond ce qui rend sa souffrance d’autant plus douloureuse.

L’Effet maternel de Virginie Linhart, 2020 aux éditions Flammarion. Et en poche aux Points. 192 pages, 6,90 €

Texte © dominique cozette

Une sale affaire

Ce livre passionnant, récit de Virginie Linhart, porte un titre tellement parlant ! Une sale affaire ! Car il narre le procès intenté par la propre mère de l’autrice et son ex-compagnon, jamais cité, l’homme qui l’a plaquée lorsqu’elle attendait les jumeaux (dont un est mort pendant la grossesse). Cet homme, E, dont on ne saura rien, est resté très ami et complice de la mère de l’autrice tandis que grandissait la fillette dont il était le père génétique. Et c’est parce qu’elle raconte l’histoire de son enfance, son adolescence, sa jeunesse auprès d’une mère explosive de liberté et de sexualité et celle de l’abandon de l’homme qu’elle aimait, qu’elle est assignée. Ils lui reprochent tous les deux une atteinte à la vie privée. Imaginez déjà le traumatisme. Et ceci, à un mois de la parution du fameux livre évoqué tout au long de audience, « l’Effet maternel » (que je suis en train de lire).
Tout long de cette procédure très fournie en exemples de biographies et autres autofictions, de jurisprudence, d’articles de loi, on s’interroge avec l’autrice sur ce qu’on peut ou non écrire sur sa propre histoire. Sachant que sa mère, divorcée de Robert Linhart, ex-militant communiste et grand intellectuel, a déjà abondamment parlé d’elle et de ses excès, que c’est de notoriété publique qu’elle désire vivre sans entraves comme le lui a appris mai 68, sachant aussi que l’ex de Virginie n’est jamais décrit, juste figuré par l’initiale E., que son métier a été changé et qu’il n’y a aucun moyen de savoir de qui il s’agit, c’est très gonflé de leur part d’assigner Virginie en justice et d’exiger qu’elle supprime soixante-dix pages de son récit. Qui ne ressemblera plus à rien.
Et pendant ce temps, à un mois de la parution donc, il lui faut répondre aux interviews comme si de rien n’était, il lui faut garder son sang froid, il lui faut affronter le couple mère/ex-compagnon au tribunal. Cauchemardesque.
Toutes les questions posées par le procès sont pertinentes et les avocats, d’un côté comme de l’autre, ont amassé quantité de documents pour défendre leurs causes, c’est ça qui est passionnant. Même si on sait que livre est paru (il y a quatre ans), on tremble face au couple infernal et déterminé.
« La peur de ne pas savoir se comporter. La peur de ne pas tenir physiquement dans la salle d’audience, face à ma mère et mon ex-compagnon, unis contre moi. La littérature m’a toujours soutenue, guidée, rassurée ; cette histoire-là, je ne l’ai lue nulle part : une mère qui attaque sa fille en justice en pactisant avec l’homme qui l’a fait le plus souffrir et dont elle a un enfant. »
Les belles histoires de famille, on n’en a jamais fini.

Une sale affaire par Virginie Linhart, 2023, aux éditions Flammarion. 180 pages, 21 €.

Texte © dominique cozette

Dingue ce livre !

Guillermo Arriaga est une sacrée plume, un sacré storyteller. Il a imaginé des scénarios époustouflants pour Alejandro Inarritu comme, entre autres, 21 grammes, Babel ou Les amours chiennes. Ce roman, Sauver le feu, est du même tonneau. Une densité extraordinaire, une inventivité énorme, des situations insensées, des rebondissements incroyables, tout ceci baignant dans la violence terrifiante, explosive, du Mexique, en proie à la guerre des cartels, des combines des prisons et de la corruption politique.
Au milieu de cette pourriture, vibrionnant dans les bas-fonds du pays, une histoire d’amour insensée, totalement taboue, entre un puissant condamné craint de tous, ayant assassiné son père (un sale type) de façon cruelle, d’un charisme au-delà de l’humain et une riche bourgeoise, belle, mariée et mère, cheffe d’un ballet expérimental dont elle va présenter la dernière œuvre à la prison. Où se fera la rencontre improbable mais indéfectible.
Ce qui est passionnant ici, c’est l’alternance entre les différentes voix des narrateurs. Il y a le « je », c’est elle Marina qui raconte sa partie. Il y a les pages en italique qui sont celles du frère de l’assassin : il s’adresse à leur père assassiné, il retrace la cruauté de l’éducation, du dressage plus justement, qu’il a exercé sur eux, comprenant outre la violence physique, le bourrage de crâne car il voulait que ses enfants sachent tout : latin, philo, maths et tout ce qu’il faut connaître pour être les meilleurs. Parce qu’il était descendant des Indiens assassinés par les Espagnols, d’où besoin de vengeance… La troisième voix est celle du narrateur, neutre, informative sur les événements qui se déroulent tambour battant. Et la quatrième, sur le mode typewriter, celle de prisonniers lors des ateliers d’écriture.
Comment vivre des amours interdites et clandestines quand l’un est enfermé sous haute surveillance et l’autre libre mais coincée par ses devoirs maternels et sociaux ? Ils auront des aides, dont le couple gay ami de Marina, mais des ennemis implacables. Les têtes vont tomber autour d’eux, les gangs vont se trahir à tour de bras mais surtout de dollars, ça n’arrête pas, c’est trépidant et je dois dire que, vu le vocabulaire utilisé dans certains groupes, je tire mon chapeau à la traductrice qui a réussi à caser « ça m’en touche une sans faire bouger l’autre » parmi l’étendue de son vocabulaire déjanté. Chapeau (mexicain) les artistes ! Ce roman qui en contient plusieurs est palpitant, addictif, un des meilleurs que j’aie lu cette année. Un exploit, je dirai, tellement il nous apprend de choses, aussi. Seul petit hic : il est lourd, faut avoir des biscottos ! Bon, on en a, ça tombe bien.

Sauver le feu par Guillermo Arriaga, traduit pas Alexandra Carrasco. 2023 pour la version française aux Editions Fayard. 760 pages, 26 euros.

Texte © dominique cozette

Devenir Carver

Qui n’a pas aimé les nouvelles de Raymond Carver, ce génial écrivain américain qui a su décrire son Amérique de son point de vue, celle des petits, des sans grades, des employés, des chômeurs, des alcooliques, des précaires, des malheurs de vivre ? Il avait de la matière pour cela, mais surtout, une détermination incroyable et une foi inextinguibleen lui comme écrivain.
Rodophe Barry s’est non seulement attelé à la tâche de retrouver le chemin sinueux parcouru par l’écrivain mais il nous a livré sa vie de souffrances sous forme d’un récit extraordinairement vivant, dans Devenir Carver.
Car oui, devenir Carver n’a pas été une mince affaire. Après une enfance moyennement heureuse entre un père taiseux, dépressif et une mère acariâtre qui sera longtemps un poids, il rencontre une jeune femme qu’il met enceinte puis épouse, il deviend père à 19 ans puis à nouveau à 20. Il lui faut alors subvenir aux besoins de cette petite famille qu’il aime mais qui est source de contraintes énormes.
Comment écrire alors quand il faut trouver des petits bouleaux merdeux, bosser comme un fou, déménager sans cesse pour tenter de repartir de zéro, trouver des logements pas trop glauques (mais ils le sont toujours), comment placer ses poèmes dans des revues quand il ne reste que la nuit pour écrire ?
Ce qu’il endure durant vingt ans est tellement difficile qu’il n’y a que l’alcool qui puisse le consoler. Un poison total, une descente aux enfers qu’il essaie souvent d’éradiquer mais n’y arrive pas. Sa femme l’aime, fait tout ce qu’elle peut pour assurer le quotidien, renonçant à ses études de droit, devenant serveuse ici et là.
Il pose néanmoins quelques mini- jalons sur la route du succès grâce à la foi que lui accorde un éditeur ami. Cet éditeur qui réussit à le faire publier en taillant dans ses textes, changeant des titres, des fins, des passages. Couleuvres à avaler. Et alcool, toujours. Mais sa cote monte. Et ses enfants trinquent, en plus, drogue et alcool et compagnon violent pour sa fille.
Un jour, il rencontre une autre femme. Et il arrête de boire. Totalement. Il change de vie. Les choses s’arrangent, sauf pour sa première femme si malheureuse d’être quittée (c’est dur, vu les sacrifices qu’elle a faits pour sauver leur couple et la vocation de son mari). Ils resteront toujours en bons termes.
Dorénavant, il donnera le meilleur de lui-même, non sans continuer à passer d’un état à l’autre, de bouger et de subvenir aux besoins de tous les membres de sa famille qui lui sucent le sang depuis qu’il a accédé à la gloire. Malheureusement, avec tout ce qu’il fume, il se tue à petit feu et mourra à cinquante ans, satisfait d’avoir réussi à mener sa vie d’une bonne façon.
Histoire dure et magnifique qui m’a donné envie de relire ses nouvelles, surtout la réédition de ce qu’il avait écrit à l’origine.

Devenir Carver par Rodolphe Barry, 2014. 304 pages, 21 €

texte © dominique cozette

Un double suicide passionnant

J’ai eu peur d’avoir encore acheté un livre morbide mais non, c’est un roman passionnant plein de rebondissements. Les Amants du Lutetia, d’Emilie Frèche, se fonde sur un fait divers réel à savoir le suicide de deux époux âgés dans cet hôtel de luxe qui, après guerre, accueillit les rescapés des camps. Mais tout le reste est inventé.
La fille du couple suicidé, divorcée du père de leur fils, est atterrée lorsque la police lui apprend le suicide de ses parents, Ezra et Maud, octogénaires, dans une mise en scène digne de la vie de luxe qu’ils avaient menée (smoking, belles chaussures, robe Issey Miyake). L’effarement de leur fille ne fait que s’amplifier lorsqu’elle s’aperçoit que la personne qui va lui apprendre toutes les dispositions qu’ils ont prises est leur homme de confiance depuis toujours, un homme qu’elle n’a jamais rencontré : qu’elle ne s’inquiète pas pour l’héritage car leur superbe maison de Ramatuelle, les Bulles, ne lui coûtera rien grâce à l’ouverture d’un trust, et que leur appartement parisien a été vendu en viager. Ce qu’elle ignorait. Leur propre cérémonie d’adieu au Père Lachaise, c’est encore eux qui l’ont mise en scène, dress code blanc (seule elle et son ex mari sont en noir), musiques disco, costumes clinquants des croque-mort et vidéos, films etc…
Plus elle avance, plus elle en veut à ses parents, qui ne voulaient pas d’enfants et qui ne l’ont donc pas vraiment choyée, d’avoir ourdi leur mort depuis des mois, jusqu’à la veille du suicide où ils n’ont rien laissé transparaître. Elle ne cesse de critiquer leur égoïsme, leur vie de patachon, leur attachement à une image superficielle qu’ils voulaient toujours donner en très célèbres publicitaires qu’ils étaient devenus. Il n’y en avait que pour la galerie, les fêtes, les agapes, les potes, tout ce qui était tendance, chic et cher. Pour elle, rien. Juste une jeune fille au pair.
Pour leur défense, Maud et Ezra furent les seuls survivants de leurs deux familles. Ils se sont connus très jeunes, pris en charge ensemble, et petit à petit ont construits une relation indéfectible jusqu’à la mort : c’était leur pacte.
Peu à peu, elle va découvrir divers éléments de leur vie, en comprendre certains et, après s’être fâchée avec son fils qui adorait ses grands-parents, se faire aider pour tenter d’avaler le fait qu’ils l’aient une ultime fois abandonnée.
Notons que ce livre concoure à la réflexion sur le suicide assisté.
C’est un roman passionnant, les portraits sont complexes, les incursions dans le monde de la publicité y sont réalistes et la façon de faire renaître les années fastes, les années de liberté et de joyeuseté m’ont donné beaucoup de plaisir.

Les Amants du Lutetia d’Emilie Frèche, 2023 aux Editions Albin Michel. 380 pages, 21,90 €

Texte © dominique cozette




Acide, livre d’horreur

Comme il existe des films d’horreur, voici Acide, de Victor Dumiot, un livre d’horreur que j’ai eu autant de mal à lire que le premier Brett Easton Ellis et ses actes supplicieux. Mais il est plus court et pas de supplice à proprement dit quoi que. Camille, une jeune femme, jolie, coquette, joyeuse, attend le métro pour aller à une fête quand brusquement, elle reçoit un jet d’acide en plein visage. Une douleur insensée l’envoie au tapis, tout de suite elle sait qu’elle est fichue, que son visage disparaît, cramé par la chimie. Quand elle sort du coma, elle en veut aux médecins de l’avoir soignée car sa vie entière ne sera qu’une épreuve inhumaine, elle est perdue pour tout, elle devient rien. Sans visage, on sort de la société. Elle souffre terriblement, on ne sait pas qui l’a agressée ni pourquoi, c’est une épreuve supplémentaire. Après un nombre incalculable d’opérations, d’auto-greffes de peau, de tentatives chirurgicales qui souvent tournent court, et malgré précautions et mises en garde, la découverte de son nouveau « visage » lui fait horreur. Personne, même sa mère, ne peut affronter cette vision. Elle est monstrueuse.
Parallèlement, Julien est un jeune homme perdu, victime lui aussi de souffrances passées, qui ne sort plus de chez lui et passe son temps à visiter des sites ultra-pornos et des vidéos du darknet. Il cherche désespérément des sensations d’excitations, il est addict à sa propre souffrance et à celle des autres, il se masturbe en s’en rendre fou. Un jour, il tombe sur la vidéo de l’agression de Camille, une courte vidéo filmée du quai d’en face et se sent incapable d’affronter cette souffrance. Mais il y revient, y revient, peaufine l’image et ne peut plus se détacher de la réaction de la fille qui hurle, qui tombe et dont le visage se détruit. Julien va ne plus avoir qu’un but : retrouver Camille, pourquoi, il ne sait pas, mais c’est la seule motivation qu’il a de vivre.
Camille qui au bout de longs mois, accepte l’horrible proposition d’une greffe un visage. De toute façon, quoi que la science puisse faire, elle restera un monstre, quelqu’un qu’on ne peut pas regarder sans avoir envie de hurler, de vomir et de la plaindre.
Ce livre est très violent, vous imaginez. C’est un premier roman bien écrit, bien documenté sur le thème des grands brûlés, un roman incandescent dur à supporter, à digérer tellement le sort de Camille est dépeint de façon réaliste. Il frappe fort, il se termine d’une façon inattendue, loin d’un conte de fée.

Acide, de Victor Dumiot, 2023 aux éditions Bouquins. 280 pages, 20 €.

Texte © dominique cozette


Comment être veuve

On ne peut pas dire que ce livre de Joyce Carol Oates, Respire, soit d’une gaité folle. J’avais beaucoup aimé son roman Les Chutes, j’ai pris celui-ci chez mon libraire parmi les poches, je dois dire que le sujet, bien qu’universel, le fait de perdre son mari et de survivre sans lui, n’est pas des plus joyeux.
Gerard, le mari est invité au Nouveau-Mexique, pour une mission scientifique, avec elle bien sûr, pour plusieurs mois. Elle est enseignante. Hélas, à peine installé, il chope un virus ou autre chose que les médecins n’identifient pas assez vite et il s’enfonce peu à peu dans une agonie insurmontable.
Sa femme, qui a organisé un atelier d’écriture, est terriblement affectée par le déclin de celui qu’elle aime et qui est sensé la protéger de tout. Elle l’assiste constamment, dort avec lui à l’hôpital, l’enveloppe de ses bras pour l’empêcher de disparaître et l’enjoint de respirer.
Dans la première partie du livre, elle se remémore leurs joies, leur rencontre, leurs passions, leur vie. Parallèlement, elle en veut à beaucoup de cette situation dramatique, notamment aux petits dieux hopis qui décorent la maison, auxquels elle prête des pouvoirs sorciers. Elle lutte comme elle peut, elle en veut aussi à son mari mourant de partir, elle s’en veut à elle-même de ne pas avoir pu, ou eu le courage d’avaler des comprimés pour partir avec lui. Elle le garde contre lui et rien que pour elle, raconte aux proches et amis qu’il ne veut pas qu’on le voie ainsi, elle ne veut personne près de lui. Et il meurt.
La deuxième partie, qui est parfois longue, nous fait entrer dans son déni, sa folie, ses fantasmes insensés. Elle sait que Gerard est là, pas mort, qu’il la regarde. Elle confond des hommes avec lui, elle n’arrive à rien. Elle ne peut plus s’occuper des affaires courantes, même de la cérémonie, il n’y en aura pas, elle récupèrera juste l’urne et les restes de son amour. Elle ne sait que faire avec ça car ce n’est pas lui. Elle ne veut ni quitter cette maison prêtée avec son trop plein de vent brûlant, de soleil assassin, ni retourner chez eux dans le Massachusetts, elle ne pourra pas affronter cette demeure sans lui. Elle envisage différente forme de suicide car elle en est sûre, Gerard l’appelle et elle veut le rejoindre.
La seconde partie est redondante, la narratrice radote quelque peu mais c’est un effet du veuvage qu’elle tente de repousser, deux chapitres sont particulièrement fournis quand elle visite les endroits que Gerard avait décidé de voir… on n’est pas obligé de les lire en entier.
Très riche récit sur la douleur de la perte, ce livre lui a été inspiré par sa vie personnelle et la perte de son second époux — elle avait déjà écrit sur celle du premier — mais il est assez dur, un peu long bien que le temps soit la mesure du chagrin de cette femme.

Respire par Joyce Carol Oates, 2021, traduit par Claude Seban. 400 pages aux éditions Points.

Texte © dominique cozette

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